En langage militaire, la curieuse appellation d’"éclopé" s’applique à tout homme que la fatigue, le surmenage, les mille maux qui ne sont ni maladies bien spécifiées, ni blessures causées par le feu, rendent momentanément incapables de combattre
(Paul Delay, Histoire anecdotique de la guerre de 1914-1915, fascicule 9, c/, "Les services d’arrière", septembre 1915).
Dès le début de la guerre, les autorités pourvoient les zones proches du front de dépôts d’éclopés : c’est ainsi que celui d’Hesdin voit le jour le 12 novembre 1914.
Les archives départementales n’ayant pas vocation à conserver les archives des armées, le Pas-de-Calais ne disposait, jusqu’à présent, d’aucun document sur cet établissement sanitaire temporaire. Un petit dossier relatif à ce sujet a toutefois été récemment acquis, provenant des papiers personnels du docteur Louis Dubreuil-Chambardel, médecin-chef du dépôt en 1916.
Les dépôts d’éclopés
En règle générale, les dépôts d’éclopés sont souvent installés dans des casernements vacants ou des établissements scolaires et hospitaliers publics ou privés. On en compte environ 240 en 1916. Leur emplacement, stratégique, ne doit pas se trouver trop à l’arrière, car ils constituent une réserve de combattants susceptibles de rejoindre rapidement le front. En effet, les pathologies soignées sont considérées comme bénignes : faiblesse générale ou fatigue, entorses, hernies, engelures, maladies courantes non contagieuses, etc. Le dépôt constitue pour eux une brève halte destinée à retremper leur moral et leur corps (la durée moyenne du séjour étant d’une vingtaine de jours).
Sous l’égide du Service de santé et du Commandement des armées, les dépôts sont organisés en compagnies où règne la discipline militaire : les malades ne doivent pas cesser d’être des combattants, car ils sont amenés à réintégrer très vite leur place dans le rang. À leur sortie, on estime qu’environ 80 % d’entre eux regagnent le front, 14 % sont transférés dans un hôpital et 6 % sont évacués à l’arrière.
Mais les officiers gestionnaires déplorent fréquemment le manque de crédits alloués à la bonne tenue de leurs dépôts. Dénués de tout, ils sont tributaires des œuvres apportant leur concours à l’armée, telles que l’Œuvre d’assistance aux dépôts d’éclopés ou la Croix-Rouge. Leur aide précieuse permet l’approvisionnement en mobilier, vêtements, matériel médical, etc. : les archives du docteur Dubreuil-Chambardel l’illustrent parfaitement pour le dépôt d’Hesdin.
Les archives du médecin-chef Louis Dubreuil-Chambardel
Nommé médecin-chef du dépôt en mars 1916, ce dernier n’occupe que brièvement cette fonction, jusqu’à la fermeture de son établissement à la fin du mois. Il a néanmoins conservé des statistiques récapitulatives des deux ans d’existence du centre : relevé mensuel des entrées (12 novembre 1914-mars 1916), moyenne du temps de présence, modes d’évacuation (juillet 1915-mars 1916), graphiques des mouvements (novembre 1915-mars 1916), tableau des effectifs quotidiens (janvier-mars 1916).
Le dossier comprend également des pièces concernant le fonctionnement et la fermeture du dépôt (instructions et correspondance reçue, février-5 mai 1916), des recommandations individuelles de convalescents (11 mars-8 septembre 1915) et une série de documents illustrant l’activité et les loisirs (concours et exposition-vente d’objets réalisés par les patients, concerts et revue).
Art et artisanat au dépôt d’éclopés d’Hesdin
Créé le 12 novembre 1914, le dépôt d’Hesdin (10e armée) ferme ses portes le 31 mars 1916, par fusion avec les centres du Tréport et d’Abbeville (circulaire du 20 mars 1916).
En plus des affections générales qu’on soignait dans ce type d’établissements, Hesdin était spécialisé en médecine dentaire (d’où un envoi massif d’édentés), en podologie (essentiellement gelures aux pieds) et en dermatologie (1/4 des malades atteints de maladie de peau souffrent de psoriasis, d’ecthymas et de gale).
Au 1er janvier 1916, on recense 590 éclopés. Pour les occuper et leur faire oublier temporairement les horreurs du front, on crée de petits ateliers d’artisanat (activité commune à d’autres dépôts en France) : création de bijoux, d’objets de bureau (encriers, presse-papier), d’affiches et de lithographies, de peinture sur porcelaine, etc. Les objets sont classés par catégories et soumis au vote d’un jury qui attribue des prix et établit un palmarès. Les œuvres sont ensuite vendues au profit des mutilés de guerre, dans des expositions-ventes qui rencontrent un grand succès à l’arrière.
La correspondance qu’entretient le médecin-chef d’Hesdin avec ses relais associatifs témoigne de cet enthousiasme, notamment à l’occasion d’une exposition-vente à Londres en mars 1916, grâce au soutien de la vicomtesse de La Panouse (présidente du comité de Londres de la Croix-Rouge française) et de Dora Montefiore (journaliste socialiste et militante pour le droit de vote des femmes), auparavant responsable de la "Cantine des Dames anglaises" au dépôt des éclopés.
Cette dernière a aussi été à l’origine des représentations théâtrales, revues et concerts, organisés tous les quinze jours depuis le 1er janvier 1916, avec la participation des convalescents, devenus auteurs ou interprètes : au plus fort de la guerre, cette parenthèse est une vraie bouffée d’air frais pour les combattants des tranchées.
Louis Dubreuil-Chambardel : un médecin au service des armées
Louis Dubreuil-Chambardel naît le 21 juin 1879 à Marseille. Fils de médecin, il devient à son tour docteur en médecine en 1905. Après son diplôme, il reste attaché à l’école de médecine et d’anatomie de Tours où il devient chef des travaux, puis professeur suppléant. Passionné d’anthropologie et de pré- et protohistoire, il entreprend des chantiers de fouilles archéologiques et devient membre (puis président) de la société d’anthropologie de Paris. Multipliant les projets, il s’essaie également au journalisme pour La Touraine républicaine, sous le pseudonyme de Docteur Raoul Leclerc, et comme collaborateur puis directeur de la Gazette médicale du Centre.
À la déclaration de la guerre, il est affecté dans une unité territoriale en tant que médecin aide-major. Il est nommé médecin chef du dépôt d’éclopés d’Hesdin en mars 1916. À la fermeture de ce centre en avril de la même année, il est envoyé à Montdidier (Somme), participe à diverses opérations dans la Somme et en Champagne (novembre 1916-janvier 1917), puis dans l’Aisne (mai à juillet 1917). Blessé près d’Ypres le 31 août 1917, il reçoit cinq citations et la croix de guerre, puis est fait chevalier de la Légion d‘honneur le 14 juillet 1919.
Il meurt d’une pneumonie en 1927, à l’âge de 48 ans.