Pour faire suite au dernier article sur les réseaux de résistance, le billet d’aujourd’hui s’intéresse plus particulièrement au rôle des autorités locales en zone occupée.
Les premières heures de l’occupation sont marquées par la municipalisation des pouvoirs légitimement dévolus à l’administration étatique. Les édiles des communes occupées (qui représentent environ 25 % du territoire) deviennent ainsi les seuls interlocuteurs de l’envahisseur.
L’élargissement des compétences des maires
Ce glissement des pouvoirs est, de facto, inhérent à l’état de guerre. Avec la disparition des services financiers et fiscaux de l’État, les responsabilités des communes s’accroissent. En zone occupée, les maires doivent pallier les manques et faire avec les moyens du bord.
Certains s’émancipent de la tutelle préfectorale, d’autant que cette dernière subit la mainmise allemande dans le Nord notamment. Dans le Pas-de-Calais, après le départ de la préfecture pour Boulogne-sur-Mer fin août 1914, les Allemands nomment Gaston Stenne, maire de Bapaume, préfet du Pas-de-Calais en zone occupée, poste insignifiant dans les faits.
Dans le Nord, la résistance du préfet Félix Trépont lui vaut une arrestation le 31 octobre 1914 pour "espionnage", puis une autre le 17 février 1915 débouchant sur une déportation d’un an.
Privés de contact avec l’administration générale, les maires isolés doivent cependant gérer les problèmes quotidiens et trouver des réponses aux situations urgentes.
Leur principale préoccupation durant le conflit demeure le ravitaillement des populations. De nombreux témoignages rapportent le non-respect par l’envahisseur de la convention internationale de La Haye. Les édiles se voient par conséquent contraints de gérer toutes les questions liées à l’approvisionnement de leurs communes : emprunt, émission de bons communaux, contrôle des prix, etc.
Sans oublier l’assistance sociale qui leur incombe désormais entièrement, au moment même où ils se trouvent totalement privés de ressources.
Face à une politique de terreur
À toutes ces difficultés, s’ajoutent les multiples exigences allemandes : paiement de tributs de guerre et de rançons, logement des troupes, rapports sur l’état des récoltes et des cheptels, listes des hommes mobilisables, etc.
L’occupant impose un régime particulièrement dur, régi par une politique d’intimidation : aux travaux forcés, emprisonnements, expulsions et mesures vexatoires, s’ajoute un pillage systématique des ressources dans le but de saper l’économie et le moral de la commune.
Afin de s’assurer de la docilité de la population, ils dressent des listes d’otages. C’est ainsi qu’à Lens, le 18 octobre 1915, quinze notables de la ville sont évacués vers Valenciennes, sans motif apparent. Le maire, Émile Basly, avait lui aussi été arrêté et séquestré toute une nuit lors de l’invasion en 1914.
Car les Allemands n’hésitent pas à s’en prendre directement et physiquement aux représentants du peuple afin de marquer les esprits. Le 10 octobre 1914, en arrivant à Sailly-sur-la-Lys, ils menacent de mort le maire, Henri Lebleu, sous prétexte que la région abrite des francs-tireurs ; ce dernier, malade, décède quelques jours plus tard. Du 10 au 16 octobre 1914 à Laventie, le maire Louis Dumont est brutalement molesté avant d’être en retenu en otage en compagnie de plusieurs de ses conseillers. Jules Derot, maire de Vendin-le-Vieil en 1914, écrit :
Les Allemands ont prétendu que, la nuit, des civils avaient tiré sur les sentinelles placées routes d’Hulluch et de Wingles. Rendu responsable, je fus emprisonné 7 à 8 jours, pour voir si pareil fait se renouvellerait ; dans ce cas, je serais ou fusillé ou conduit en Allemagne comme prisonnier. Heureusement, tout est resté calme. Du reste, c’était une invention allemande pour terroriser la commune. [ note 1]
Le rapport très détaillé qu’il a établi sur l’occupation de sa commune (conservé sous la cote 11 R 857) illustre bien la résistance des maires face à l’ennemi. À l’image d’autres, Jules Derot ferme les yeux sur l’activisme de ses administrés et s’interpose en leur faveur auprès de l’autorité occupante. Évacué fin 1915 à l’arrière en raison de son âge et de ses problèmes de santé, il fournit des renseignements très utiles aux services de renseignements sur les positions de l’ennemi, qui conduiront au sabotage de matériels allemands.
Une méfiance réciproque
Certaines "collaborations" semblent s’être déroulées plus respectueusement. Le commissaire de police Bourgeois, à Lens, note dans son rapport :
Mes rapports avec la Kommandantur furent toujours corrects, les divers commandants de place qui se succédèrent agirent toujours avec beaucoup de déférence à mon égard. Je ne me présentai jamais à la Kommandantur sans y être appelé, estimant que je devais rester sur la réserve et entretenir avec les commandants le moins de rapports possible. [ note 2]
Toutefois, cette déférence est à mesurer avec modération. En effet, les Allemands se méfient – avec raison − des Français et placent des hommes à leur solde quand ils le peuvent, comme ce 5 février 1915, lorsqu’ils nomment à Rouvroy-Nouméa un nouveau commissaire de police qui leur est entièrement acquis.
L’administration militaire allemande, remarquablement organisée, contrôle efficacement l’espace et les populations grâce aux différentes structures mises en place. Tout est fait pour maintenir une pression maximale sur les habitants, garante d’obéissance et de respect des règles.
Le commissaire Bourgeois écrit encore :
À côté de la police civile, fonctionnait la police militaire allemande, assez nombreuse. […] Cette police avait une grande autorité et n’était discutée par personne. Investie de ses pouvoirs par le général commandant de corps, officiers, soldats et civils étaient contraints de s’y soumettre. […] Cette police organisait les patrouilles de jour et de nuit, opérait des perquisitions inopinées au domicile des habitants et adressait des rapports à la Kommandantur. À côté de la police, la gendarmerie allemande fonctionnait, perquisitionnait constamment et réquisitionnait toutes sortes de matières et instruments pouvant servir à l’armée. [ note 3]
Kommandanturen et Polizei
L’emprise allemande sur les pouvoirs administratifs et policiers français leur permet de dominer et d’assujettir les territoires occupés.
Durant la guerre, le Grand Quartier général (GQG) allemand est établi dans les Ardennes et en Belgique. Localement, ce sont les Kommandanturen, souvent installées au chef-lieu de canton (comme celle de Bapaume, créée le 5 octobre 1914), qui gèrent villes et villages et assurent le contrôle effectif de la population. Dirigées par un Kommandant, elles sont souvent installées dans des établissements communaux ou des maisons dont on expulse les propriétaires.
La surveillance est effectuée par la Feldgendarmerie, assistée de la Militär Polizei. Particulièrement redoutées par les civils, ces entités assurent les perquisitions et les réquisitions, ainsi que la répression des fraudes, et organisent de fréquentes rondes dans les rues, veillant au respect des consignes émises par le Kommandant. La police française est maintenue, mais son rôle se cantonne désormais aux simples affaires de droit commun et aux formalités administratives. Des Polizeiamt composées de juges professionnels et de personnels compétents jugent les délits, notamment lorsqu’il s’agit d’exactions commises contre l’occupant.
Des élus condamnés
Encore une fois, les élus se trouvent en première ligne face aux tribunaux de guerre. Toujours soucieux de faire des exemples, les Allemands n’hésitent pas à prononcer des peines très dures à leur encontre.
Le 9 août 1915, le maire de Courrières, Maurice Tilloy, est révoqué et condamné à neuf mois de détention en Allemagne pour "injure à l’égard d’un officier allemand". À son retour, il se voit interdire l’exercice de ses fonctions et est évacué à Valenciennes où il attend la fin de la guerre.
Émile Loth, maire de Quéant et conseiller général du canton de Marquion, est déporté pour avoir refusé de laisser émettre dans son canton des billets, moyen dont se servait l’ennemi pour réclamer de plus fortes contributions.
La même condamnation échoit à Henri Bachelet, conseiller général du canton de Croisilles, et à son ami Augustin Pouillaude, maire de Vaulx-Vraucourt. Accusé d’empêcher le paiement des contributions de guerre dans les vingt-sept communes dont il avait la charge et d’entretenir un « mauvais esprit » vecteur de fronde, il est arrêté et traduit devant un tribunal de guerre à Bapaume. Les deux hommes sont condamnés à six mois de prison et sont déportés en Allemagne le 8 juin 1915.
Henri Bachelet recevra le 22 février 1918 une citation à l’ordre du pays :
Monsieur Henri Bachelet, conseiller général du canton de Croisilles (Pas-de-Calais), demeuré dans son exploitation agricole à Vaulx-Vraucourt au moment de l’invasion allemande, a été pour ses concitoyens un modèle de vaillance, réconfortant les uns, secourant les autres, s’efforçant de communiquer à tous, en face de l’ennemi, l’énergie morale qui ne l’a jamais abandonné.
Condamné par un conseil de guerre pour avoir refusé de se plier aux exigences de l’envahisseur, a subi pendant de longs mois les rigueurs des prisons allemandes, sans que jamais son courage ait fléchi. Rapatrié à la fin de 1916, s’est mis immédiatement au service de ses concitoyens évacués. S’est donné passionnément à la noble tâche de restauration de nos régions dévastées. [ note 4]
Souvent pris en étau entre les ordres de l’occupant et les intérêts de leur commune, le rôle des élus locaux en territoire occupé se révèle délicat, exigeant un équilibre périlleux entre coopération et retenue. Certains se sont glorieusement illustrés dans la résistance, mais ce n’est pas le cas de tous.
Lors des élections municipales de 1919, un certain nombre d’entre eux qui briguaient un nouveau mandat, sont battus, boucs émissaires tout désignés face au mécontentement des habitants exaspérés par les maux de la guerre.
Notes
[ note 1] Archives départementales du Pas-de-Calais, 11 R 857.
[ note 2] Idem.
[ note 3] Ibidem.
[ note 4] "À la mémoire de Monsieur Henri Bachelet". Archives départementales du Pas-de-Calais, BHC 113/2.