Au lieu-dit "Port-Arthur", se dresse aujourd’hui le mémorial indien de Richebourg, inauguré le 7 octobre 1927 par le maréchal Foch, lord Birkenhead (secrétaire d’État à l’Inde), le maharadjah de Kapurthala et le romancier Rudyard Kipling.
Ce mausolée oriental est le seul monument spécifiquement dédié aux Indiens engagés dans la guerre de 1914-1918. En son sein se dresse une colonne détaillant le nom des différentes batailles du front occidental auxquelles ont participé ces troupes, ainsi que celui des 4 847 morts dont on ignore le lieu d’inhumation.
Ce lieu n’a pas été déterminé au hasard, puisque c’est à cet endroit que se déroule la sanglante bataille de Neuve-Chapelle du 10 au 13 mars 1915.
Un engagement exclusivement britannique
Cette offensive britannique a la particularité d’être la première que l’Empire entreprend seul face à l’ennemi. Son objectif est double : s’emparer de la crête d’Aubers et progresser vers Lille. Le général French veut ainsi prouver aux Français l’engagement de ses troupes et leur offrir un préambule à l’attaque de l’Artois prévue au printemps.
Le site choisi pour donner l’assaut est un secteur restreint de 2 500 mètres de large, formant un saillant allemand dans la ligne britannique, du nord du village de Neuve-Chapelle jusqu’au carrefour surnommé "Port-Arthur" près de La Bassée.
Sur cette faible zone d’impact, l’état-major britannique prévoit de déployer de gros moyens en matériel et en hommes : face aux trois bataillons allemands en place (représentant environ 1 400 hommes), pas moins de 48 bataillons britanniques, soit 40 000 hommes issus du IVe corps britannique et des troupes indiennes (divisions de Lahore et de Meerut).
Le rapport de forces plus qu’avantageux pour les attaquants doit leur assurer une écrasante victoire.
Pourtant rien ne va se passer comme prévu.
La victoire annoncée tourne au cauchemar
Le 10 mars, à l’aube, l’attaque commence par un bombardement d’une violence inouïe : 342 canons lancent plus de 200 000 obus en 35 minutes. Les Allemands, sonnés, ne peuvent résister à l’assaut donné par les 7e et 8e DI qui progressent très rapidement dans la brèche ouverte sur plus de 1 500 mètres de large. En peu de temps, ils parviennent aux portes de Neuve-Chapelle.
À 9 h 30, le 1st Royal Irish Rifles, un bataillon irlandais, atteint l’objectif qui lui était fixé pour le soir : reprendre les anciennes tranchées britanniques du village tombées à l’automne 1914.
Puis plus rien. Alors que l’effet de surprise a permis une stupéfiante percée, les soldats restent près de cinq heures à attendre les ordres, à découvert, sans savoir où se trouve l’ennemi. Le général Haig (commandant la 1st Army) ne tente pas de débordement latéral dans la trouée effectuée.
La raison de cet immobilisme est la faiblesse de communication et de coordination entre les diverses troupes engagées dans l’opération. Haig attend un signal, en vain.
Car au nord du front, l’artillerie est en retard et l’infanterie, partie sans soutien, est décimée, tandis qu’au sud, un bataillon indien égaré a perdu tous ses officiers. Les renforts attendus par Haig ne viendront jamais.
Un temps de réaction bien trop long
Dans l’après-midi, lorsqu’arrive l’ordre de poursuivre l’offensive, il est trop tard. L’effet de surprise passé, les Allemands ont commencé à organiser leur défense. Les mitrailleuses placées sur les flancs du saillant abattent tout ce qui bouge. La riposte est sanglante.
Le 11 mars, un brouillard opaque suspend le combat. Le kronprinz Rupprecht de Bavière, commandant la VIe armée, fait venir en renfort 16 000 hommes de Lille.
Le 12 mars, la contre-attaque est repoussée, mais au prix d’un lourd bilan humain.
Le 13, enfin, les deux camps décident une interruption des opérations.
Voici quelques détails inédits sur la victoire anglaise de Neuve-Chapelle ; ils proviennent d’une lettre envoyée par un soldat faisant partie d’une section de mitrailleuses :
Le grand coup a commencé le 10 mars, notre brigade en tête. À 7 h 12 du matin, l’artillerie se mit à bombarder les tranchées allemandes ; celles-ci restèrent trois heures sous le feu de 47 batteries. Puis on nous donna l’ordre d’avancer. Il y avait les Leicester en tête, les Seaforths et les Gurkhas, et quand ils reçurent l’ordre de charger, ce fut un spectacle inoubliable. Des centaines d’Allemands accouraient vers nos lignes pour se rendre.
Quand les ennemis sortirent de leurs tranchées pour contre-attaquer, nous mîmes nos mitrailleuses en batterie : ils furent littéralement fauchés. Spectacle effroyable, que je ne suis pas près d’oublier !
Quand le tour de notre bataillon fut venu, nous eûmes à enlever la troisième ligne de tranchées, ce qui fut fait, à la pointe de la baïonnette. Cette charge nous coûta 300 hommes ; en tout, nous eûmes 400 tués ou blessés.
Puis la section de mitrailleuses dut mettre ses pièces en position, pour le cas d’une contre-attaque. La chose était faite à la tombée de la nuit, et bientôt nous avions réparé les brèches des tranchées.
Le 11 et le 12, les Allemands nous bombardèrent continuellement. La nuit, pas moyen de dormir et le jour, il fallait être à son poste. À 4 heures du matin, le 13, notre patrouille annonça que l’ennemi s’avançait à l’attaque.
Il faisait noir comme dans un four mais nos fusées volantes nous montraient ces bandits qui approchaient. Nous les fauchâmes encore par centaines avec nos Maxims et nos fusils. Tout en tirant, aucun d’entre nous n’avait peur ; c’était trop empoignant pour cela.
Au petit jour, les ennemis battirent en retraite : la contre-attaque avait échoué.
Du premier au dernier, nous sommes restés dans les tranchées depuis le 9 jusqu’au 14. Nous n’avions ni capotes, ni couvertures, car il avait fallu tout jeter pour charger. Défense de faire du feu sinon de faire feu : aussi vécûmes-nous de biscuits et de singe. On nous releva le 15 à 11 heures du matin, et on nous fit marcher 6 heures. Nous étions morts pour le monde, et finîmes par nous affaler sur la route et nous endormir, les officiers et tout le monde.
La France du Nord, vendredi 26 mars 1915. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG16/91.
Triste bilan
Le bilan de cette bataille est tragique. Les Britanniques ont conquis 800 mètres de terrain mais 12 309 soldats (dont 4 047 Indiens) sont tombés et on déplore autant de disparus côté allemand.
La seule leçon majeure que tireront les armées de ce carnage est l’importance de l’artillerie comme prélude à un assaut d’infanterie. Désormais, la guerre de tranchées ne sera plus la même.
Commémorations cent ans après
Afin de commémorer cet événement et aussi de montrer l’engagement des troupes indiennes sur le front de l’ouest, l’Association de recherches historiques et archéologiques militaires (ARHAM) a présenté en octobre dernier à Saint-Venant une exposition intitulée Les Indiens 1914-1915 ou le sacrifice d’un peuple dans la boue d’Artois.
En outre, l’Office de tourisme intercommunal de Béthune-Bruay organise du 10 au 29 mars 2015 un ensemble de manifestations sur le thème de L’Inde dans la Grande Guerre : à la croisée des cultures, 1915-2015. Parmi celles-ci, sont proposées trois expositions, Les troupes indiennes en France : 1914-1918 de l’association Les Comptoirs de l’Inde et Le travail de la Commonwealth War Graves Commission (toutes deux, salle polyvalente à Neuve-Chapelle) ; et Les soldats indiens sous le regard de Paul Sarrut (Richebourg, espace Paul Legry), grâce au prêt du recueil de lithographies conservé par les archives départementales du Pas-de-Calais.
Ancien élève de l’École des beaux-arts de Paris, peintre et graveur exposant régulièrement au Salon des artistes français, Paul Sarrut (Grenoble, 1882-Montpellier, 1969) a été détaché dès septembre 1914 comme interprète auprès de l’armée britannique ; il accompagne la division Lahore de l’Indian Army de son arrivée à Marseille jusqu’en Artois, et réalise de nombreux dessins témoignant de la vie des soldats indiens et britanniques. Il reproduit soixante-dix d’entre eux dans un portfolio de cinquante planches publié à Arras, sans doute au début de 1919, à 250 exemplaires, sous le titre British and Indian troops in Northern France : seventy war sketches, 1914-1915.
Sur l'illustration reproduite ci-contre, on voit un Gurkha brandir son kukri, poignard traditionnel népalais : couteau de survie à lame large, lourde et recourbée, il est dérivé des cimeterres arabes et moghols. Ce combattant a gagné la Distinguished Conduct Medal (médaille de conduite distinguée) en s’illustrant lors de la bataille de Neuve-Chapelle. En arrière-plan, on observe l’église de Vieille-Chapelle.
Ci-dessous, est figuré un soldat de la police militaire indienne, basée à Calonne-sur-La Lys. Au centre, posent deux cavaliers du 15th Lancers "Cureton's Multanis", un officier de trois-quarts avec son arme et un lance-daffadar (caporal). À droite, le brassard du soldat précise qu’il est brancardier dans l’armée indienne.
À l’exception des deux lanciers, datés du 27 octobre 1914, cette seconde planche a été réalisée entre le 11 et le 14 mars 1915, au cœur de la bataille de Neuve-Chapelle, au sein de deux communes situées juste à l’arrière des zones de combats, lieux de cantonnement des autorités et des services de santé.