Le 7 septembre 1914, le général Boutegourd ordonne l’exécution "pour l’exemple" de sept soldats du 327e régiment d’infanterie. Ils sont accusés d’avoir, "par lâcheté", quitté leur position aux avant-postes lors d’une attaque aux Essarts-lès-Sézanne, sur le front de la Marne. Ces hommes ont-ils fui, ont-il déserté délibérément ou ont-ils cédé à un mouvement de panique face aux obus allemands qui réveillent dans leur bivouac ces soldats éreintés par la dureté des combats ?
En ce début du conflit, alors que les échecs français se succèdent, l’autorité militaire ne se pose pas la question. Elle juge très sévèrement l’abandon de poste, considéré comme un acte odieux de lâcheté, et rend une justice expéditive qui doit servir d’exemple. Il faut éviter la contagion. La peine de mort est prononcée et appliquée sans indulgence, parfois sans jugement.
Fusillés pour l'exemple
En 1914, François Waterlot a 27 ans. Il est né à Montigny-en-Gohelle où il vit encore. Ouvrier de jour pour la Compagnie des Mines de Courrières, il est passé dans la réserve de l’armée active depuis 1909.
Le 4 août 1914, jour de sa mobilisation dans le 327e RI, caserné à Valenciennes, son épouse Élise met au monde leur fils qui ne connaîtra jamais son père.
En ce matin du 7 septembre, accusé de désertion, il se retrouve face au peloton d’exécution. Il conteste pourtant être un "fuyard". Dans une lettre adressée à son cousin, il décrit les évènements qui vont conduire à son arrestation :
Vers minuit [ note 1] arrive un autocamion allemand qui lance une dizaine d’obus et le dernier était à peine éclaté que le 270e passe à côté de nous, pris d’une panique sans pareille en criant sauve qui peut. L’on se leva à la hâte, l’on prit son fourbi et tout le monde suivit le mouvement sans savoir ce qu’il y avait. Ça en faisait du propre l’on aurait dit un immense troupeau de moutons sans chien et sans berger.
À la tête de la 51e division d’infanterie de réserve, le général Boutegourd, issu des troupes coloniales et réputé pour sa sévérité, estime que les soldats ont abandonné leur poste en reculant. Malgré la réprobation de ses sous-officiers, il reste inflexible et exécute l’ordre implicite du maréchal Joffre, passer par les armes les fuyards :
Cette mesure sera appliquée à tous les lâches, si par hasard il en reste encore à la 51e DIR.
Journal de marche de la 51e DI, 7 septembre 1914, ordre de la division n° 8.
Il se justifiera plus tard en insistant sur l’importance de la bataille de la Marne de l’issue de laquelle dépendait le salut du pays. Ce n’était pas le moment de regarder en arrière, il fallait se faire tuer sur place plutôt que de reculer d’un pouce ; les chefs devaient mettre toute leur énergie à maintenir les hommes dans le devoir
.
Miraculés
À 6 h 30 du matin, François Waterlot, Alfred Delsarte, Gaston Dufour, Gabriel Caffiaux, Palmyre Clément, Eugène Barbieux et Désiré Hubert sont placés devant une meule de paille. Ils se tiennent par la main.
À 12 mètres d’eux, une trentaine d’hommes forment le peloton d’exécution. La sentence est lue devant toutes les unités de la division mais l’exécution se déroule hors du cantonnement.
Les condamnés ne seront pas fusillés par leurs propres camarades. Les soldats clament leur innocence, crient qu’ils préfèrent se faire, le lendemain tuer par les Boches si on voulait les faire marcher en tête de leur formation, même sans arme
. Mais le général Boutegourd reste sourd à leurs supplications et ordonne une première salve.
Miraculeusement, François Waterlot et deux autres condamnés ne sont pas morts. Une deuxième salve est tirée mais les trois hommes sont à nouveau épargnés.
Les hommes du peloton ont-ils sciemment évité de viser la tête et le cœur ? Un sergent et un adjudant chargés de porter le coup de grâce refusent de s’acquitter de cette ignoble besogne.
Palmyre Clément meurt de ses blessures, François Waterlot a la vie sauve et l’on ignore ce qu’il est advenu de Gaston Dufour, blessé et transporté dans une ambulance (sa fiche SGA indique qu’il a été tué le 7 septembre 1914). Dans une lettre du 11 janvier 1915, François Waterlot se souvient :
L’adjudant qui était là vint pour nous donner le coup de grâce en nous logeant une balle dans la cervelle. Il commença par la gauche et quand il eut tiré sur les deux premiers il dit au capitaine qui commandait qu’il ne pouvait pas continuer, que ça lui faisait trop de peine. Le capitaine lui dit de s’assurer si nous étions bien morts et en passant il nous fit bouger en nous pressant par les épaules, ce n’était pas le moment de bouger. Quand il eut passé d’un bout à l’autre il dit au capitaine que nous étions tous morts et le capitaine emmena le peloton.
Réhabilités
Découvert plus tard par un sous-officier, François Waterlot se lève en disant : Je ne suis pas blessé, je n’ai absolument rien, donnez-moi un fusil, je veux me battre car je ne suis pas un lâche
. Gracié, il retourne au combat sans esprit de revanche et le patriotisme intact. Il est même cité à l’ordre de son régiment pour avoir voulu reprendre sa place dans le rang après avoir reçu une blessure au dos lors des combats des 14 et 15 octobre 1914. Il meurt sur les champs de bataille de la Somme le 10 juin 1915
En 1922, la Ligue des Droits de l’Homme demande l’ouverture d’une enquête sur cette affaire au ministre de la Guerre. Les fusillés pour l’exemple du 327e RI sont réhabilités le 22 décembre 1926 après deux ans de procédure devant la cour d’appel de Douai. Leurs noms sont inscrits sur les monuments aux morts de leurs communes. Toutefois, le journal L’Humanité, s’il se réjouit de cet "éclatant succès", réclame une peine exemplaire pour le responsable : S’il y a des innocents, il y a un criminel, le général qui ordonna de fusiller
. René Boutegourd n’a fait l’objet d’aucune condamnation.
[ note 1] Le journal de marche de la 51e division indique : [6 septembre] À 22 heures 30, panique d’une compagnie du 70e régiment qui reflue sur le 327e et entraîne quelques hommes. Panique provoquée par le tir de l’artillerie allemande et arrêtée par l’état-major de la division
.