Le 18 février 1916, à la demande du ministre de l’Intérieur, le préfet demande aux sous-préfets de Béthune, Montreuil, Saint-Omer et Saint-Pol-sur-Ternoise un rapport sur le moral de leurs populations civiles. Ces rapports, au contenu très similaire, semblent étonnamment éloignés de la réalité et exagérément optimistes.
À l’image de celui rédigé par Adrien Bonnefoy-Sibour, sous-préfet de Béthune, ils apparaissent en effet en net décalage avec les témoignages intimes parvenus jusqu’à nous. Ainsi, à Bully-les-Mines, ville soi-disant insensible aux incidents journaliers dus aux bombardements
, le curé écrit, début janvier 1916 :
Nous voici en 1916, troisième année de guerre, la douleur des familles s’accentue car la mort frappe partout à tout moment, cette mort qui n’épargne pas les civils que ce soit dans leur vie quotidienne à l’extérieur comme à l’intérieur des habitations, sur le chemin ou sur le lieu du travail, l’ennemi invisible qui envoie chaque jour son triste chapelet d’obus de tous calibres, dans toutes les directions et qui tombent n’importe où et à n’importe quelle heure ; ce quotidien dramatique auquel vient s’ajouter les nouvelles de la mort sur le front des combats, d’un père, d’un frère, d’un mari, d’un collègue, d’un voisin, d’un ami ! Aucune perspective [ne] permettant d’espérer un avenir meilleur, cette année 1916 commence [sous] des auspices peu favorables.
Béthune, le 25 février 1916
Le Sous-Préfet de l’arrondissement de Béthune à Monsieur le Préfet du Pas-de-Calais
Répondant à votre demande du 16 courant, j’ai l’honneur de vous confirmer en tous points mes précédentes informations verbales et écrites touchant l’excellent état moral des populations de mon arrondissement, qu’elles appartiennent à la zone avant, à la zone intermédiaire, ou à la zone arrière.
Un trait est commun à toutes, particulièrement marqué pour les deux premières zones : Plus le temps passe, plus s’affirme unanime et complète la confiance dans les Pouvoirs publics, l’Armée et les évènements, avec le désir bien humain de voir se terminer les hostilités à la faveur d’une victoire véritable. À part quelques très rares cas d’espèces, il n’a jamais été donné de constater des impatiences injustifiées ou coupables.
Dans la zone avant, encore très peuplée, notamment en raison des nécessités de l’exploitation minière, l’existence est aussi normale que possible, plus encore qu’ailleurs, on vit là avec la guerre et, dans une très large mesure, par la guerre elle-même, sans s’émouvoir des incidents journaliers dus aux bombardements. Cette mentalité est caractéristique à Fleurbaix, Laventie et Lacouture pour la région agricole, à Cambrin, Annequin, Mazingarbe et Bully pour le pays minier.
La zone intermédiaire, moins aguerrie, est naturellement plus sensible aux bombardements et aux raids d’avions ennemis, mais, l’habitude aidant, le travail normal continue et les gains énormes du commerce viennent compenser le coût excessif de l’existence. D’une manière générale, la classe fortunée a déserté cette région, dès l’ouverture des hostilités, au moment des incursions des patrouilles allemandes.
La zone arrière, enfin, exempte de craintes, complètement à l’abri du danger, n’a rien changé de ses habitudes et vit d’autant plus largement qu’elle tire des cantonnements militaires et de ses relations avec l’armée britannique des profits extrêmement importants.
Partout, les populations de l’arrondissement de Béthune ont su se plier avec une discipline admirable aux nécessités du moment et aux ordres de l’autorité militaire.
Grâce à l’assistance gouvernementale, accordée aux familles des mobilisés et réfugiés dans une mesure aussi juste que généreuse, la misère véritable, on peut le dire, est inconnue. Dans ce pays, enfin, où le travail est la vie elle-même, où la persévérance, le courage sont qualités natives de la race, où toutes les bonnes volontés trouvent leur emploi facile, en dépit des évènements, les conditions matérielles de l’existence devaient demeurer fort acceptables : l’esprit public, ainsi puissamment affermi, s’est maintenu et se maintiendra excellent.
Le Sous-Préfet,
A. Bonnefoy-Sibour
Archives départementales du Pas-de-Calais, M 5569.
Le préfet transpose ces propos dans un rapport au style très élégiaque, qu’il adresse au ministre de l’Intérieur le 14 mars 1916.
Quoique plus nuancé dans ses affirmations, il fait néanmoins lui aussi l’apologie de ses administrés, dignes et unis dans la souffrance. Il évoque toutes les difficultés auxquelles sont confrontés les civils : gestion délicate de l'exode et de la prise en charge des réfugiés, problèmes de ravitaillement, réquisitions, cohabitation avec les troupes stationnées, etc. Comme le sous-préfet de Béthune, il met l'accent sur l'enrichissement de certains négociants, profitant de la rareté des denrées pour appliquer des prix prohibitifs. Insistant sur la place particulière qu'occupe le Pas-de-Calais par rapport aux autres régions de France, il se plaît à rendre hommage à l’admirable esprit de discipline nationale dont n’ont cessé de faire preuve au cours de cette longue guerre les populations du Pas-de-Calais
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Boulogne, le 14 mars 1916,
Le Préfet du Pas-de-Calais
À Monsieur le Ministre de l’IntérieurL’état d’esprit des populations du Pas-de-Calais est généralement très satisfaisant : que ce soit aux abords mêmes de la ligne de feu sous les jets d’obus, sous la pluie de mitraille ̶ dans la zone agitée des cantonnements militaires ̶ dans celle plus calme de l’arrière… partout la même haine contre l’ennemi, la même confiance dans l’issue de la guerre, le même sentiment d’abnégation qui fait supporter sans récriminations les plus cruelles douleurs, qui fait endurer sans protestations trop vives les privations d’une vie fatalement plus difficile.
Difficultés liées à l'afflux de réfugiés
Pour mieux faire ressortir le mérite de l’admirable attitude, de la haute tenue morale de nos populations, il convient de rappeler à quelles épreuves elles furent soumises depuis l’envahissement partiel de leur territoire, au lieu de la libération qu’elles attendaient depuis les jours de septembre et d’octobre où le flot des réfugiés du Nord et du Bassin minier déferlait à travers nos campagnes et poursuivait péniblement son exode par nos routes qu’encombraient déjà les armées venant constituer le front actuel de Flandre et d’Artois.
De ces pauvres gens fuyant, éperdus, les approches de l’ennemi, cent vingt-cinq mille nous sont restés, malgré les efforts de mon administration et de l’autorité militaire pour les canaliser vers le sud par la Somme et pour les diriger progressivement, par chemin de fer et par bateaux, sur l’intérieur et les ports de l’Atlantique.
Il est à peine besoin de dire que le spectacle de ces convois et de ces lamentables défilés n’était pas fait pour raffermir le moral du pays. Aucune panique cependant n’en résulta : les réfugiés furent partout cordialement accueillis et secourus avec empressement. Leur implantation à demeure n’allait pas cependant sans quelques inconvénients : s’ils ont apporté depuis lors une main-d’œuvre utile, le surpeuplement de certaines communes voisines du front n’a pas été sans compliquer gravement le problème du ravitaillement et créer une hausse factice des denrées dans des contrées occupées par des effectifs de troupes considérables, où les moyens de transport uniquement réservés à l’armée faisaient défaut à la population civile. Il constituait en même temps une menace pour l’état sanitaire, parfois compromis aussi par l’insuffisance de l’alimentation en eau potable dans des communes normalement composées d’un petit nombre d’habitants.
En dépit de ces conséquences immédiates de l’invasion et des difficultés qui en résultent tant pour les municipalités que pour les particuliers par suite de la cohabitation avec des étrangers, je puis dire qu’il ne s’est pas produit de récriminations et que la situation fut partout acceptée dans la conscience des nécessités de l’heure, dans un sentiment de solidarité et de devoir patriotique très manifeste.
Cohabitation entre civils et militaires
C’est avec la même discipline morale, c’est avec le même cœur que les troupes ont été partout accueillies.
Ce n’est pas à dire qu’il ne se soit produit, qu’il ne se produira, de fréquents incidents entre les chefs militaires et les municipalités, des conflits même pour la solution desquels je dois très souvent intervenir. De criants abus en matière de cantonnement ont été commis par des officiers ou des sous-officiers inexpérimentés et négligents ; des atteintes parfaitement injustifiées à la propriété privée ont eu lieu ; des dégradations sans raisons ont été faites aux exploitations agricoles sans qu’il y ait eu sanction pour les réprimer et en empêcher le retour.
Si ces faits ont parfois créé un état de malaise dans nos campagnes ̶ s’ils ont fait à nos excellents maires ruraux, placés entre les intérêts de leurs commettants et les exigences militaires parfois excessives, des situations fort délicates mais d’où ils se sont tirés à leur honneur - je dois dire qu’ils n’ont pas troublé la bonne harmonie entre les troupes et les habitants qui, par ailleurs, trouvaient auprès d’elles une aide utile dans leurs travaux culturaux.
Plus grave fut l’abus incontestable des réquisitions de denrées et surtout des fourrages : des prélèvements excessifs furent opérés sur bien des points dans la zone de l’avant au risque de compromettre l’avenir de notre cheptel, de nombreux cultivateurs ayant dû vendre leurs bestiaux pour obvier au manque de nourriture.
Commerce et économie
Dans cette même zone et aussi dans la zone des étapes, la difficulté des transports a compliqué celle du ravitaillement ; le trafic commercial, simplement ralenti ailleurs, est devenu presque nul pendant certaines périodes où les chemins de fer se trouvaient accaparés par les besoins de l’armée. La cherté de la vie, déjà grande dans l’ensemble du département et en voie de progression, ne pouvait manquer, dans de telles conditions, de s’accroître dans ces campagnes et de provoquer de légitimes doléances.
Mais si le pays souffre de toutes les répercussions inhérentes à l’état de guerre dans la zone des armées, il convient de reconnaître qu’il n’est pas sans compensations appréciables par ailleurs : si les cultivateurs sont aux prises avec des difficultés de main-d’œuvre chaque jour croissantes, ils vendent leurs denrées à des prix qu’ils n’ont jamais connus, les négociants des villes et des campagnes, ceux du moins qui se livrent aux commerces d’alimentation, en tirent des profits exceptionnels et la présence des troupes combattantes en même temps que celle des services d’arrière, l’ouverture d’ateliers travaillant pour la défense nationale, créent dans le département une circulation d’argent qui atténue dans une large mesure les effets du ralentissement des grandes industries.
Je crois superflu d’ajouter que l’assistance de l’État aux familles des mobilisés et aux réfugiés en assurant la sécurité matérielle des familles a grandement contribué au maintien du calme avec lequel les populations attendent la fin des hostilités et à l’acceptation par elles des conditions de vie que crée la guerre.
À la vérité, cette acceptation est moins complète de la part des réfugiés, mais on ne saurait faire grief à ces déracinés qui ont abandonné leurs foyers dévastés devant la ruée de l’envahisseur, d’un certain abandon d’eux-mêmes et d’une propension à se résigner à la médiocrité de leur état présent sans rien faire pour l’améliorer. Il est compréhensible que la hantise de la délivrance sans cesse espérée les poursuive et qu’ils s’absorbent dans le souci de l’avenir.
Partout, en définitive, la vie a repris son cours ; il n’est pas jusqu’aux organisations sociales elles-mêmes qui n’aient senti le besoin d’un renouveau d’activité… les deux grandes associations syndicales du Département : les ouvriers tullistes de Calais, les mineurs du Bassin houiller, ont, dans des réunions corporatives récentes, affirmé la nécessité de la reprise active de leur œuvre.
Pour que cet exposé soit absolument sincère, je dois faire une autre réserve et énoncer les préoccupations qui se font jour, avec insistance, dans presque toutes les nuances de l’opinion.
Préoccupations locales
Parmi les hommes qui ont donné les preuves les plus nettes de leur fidélité aux institutions républicaines, j’entends trop souvent exprimer le regret que certains débats puissent avoir l’honneur de la tribune à l’heure où nos soldats tombent par milliers pour la sauvegarde du territoire national et pour la cause du Droit et de la Liberté des peuples. Des paroles autorisées me reviennent qui témoignent de la protestation d’hommes profondément attachés au régime au sujet de manifestations parlementaires où il leur semble que seuls sont en jeu des soucis locaux ou des intérêts de parti. Ils s’étonnent que l’on puisse impunément répandre entre les citoyens des germes de discorde, compromettre l’unité nationale indispensable en ces conjonctures graves et chercher à saper l’autorité gouvernementale autour de laquelle doivent se grouper étroitement tous les républicains dignes de ce nom.
Dans le Département, où l’opinion publique est réfléchie et se montre dans la généralité soucieuse d’ordre et animée de l’esprit le plus patriotique, l’union sacrée est presque uniformément respectée… Cela ne veut pas dire que chaque parti ne garde pas au fond ses espérances et ne s’efforce pas de ne point affaiblir ses rangs : mais à part quelques cas isolés, quelques manifestations plus intentionnellement perfides que réellement dangereuses, tous semblent observer la trêve promise ; seuls, deux journaux réactionnaires cléricaux de Boulogne "Le Télégramme" et "La Croix", publient parfois des articles tendancieux et se laisseraient aller ̶ si on n’y mettait ordre ̶ à des polémiques fâcheuses.
Ces réserves faites, je me plais à rendre hommage à l’admirable esprit de discipline nationale dont n’ont cessé de faire preuve au cours de cette longue guerre les populations du Pas-de-Calais. Toutes n’en ont pas subi au même degré les effets, mais toutes ont manifesté cette acceptation des conditions de la guerre dans la pleine conscience du péril et des sacrifices nécessaires pour le prévenir.
Grandes vertus des populations civiles
Si, dans la partie littorale, dans le Boulonnais, où l’on s’est senti moins directement menacé, l’activité s’est naturellement orientée vers le meilleur parti matériel à tirer de la situation, si dès le début l’installation des bases anglaise et belge a déterminé un courant d’affaires qui a suscité les efforts et maintenu dans une large mesure la prospérité commerciale et industrielle, les autres contrées du Département, qui constituent l’ancienne province d’Artois, ont pu appréhender l’épreuve infligée aux régions envahies des arrondissements d’Arras et de Béthune ; elles ont entendu le grondement des batteries allemandes sous les coups desquels s’effondrait le chef-lieu ; elles ont recueilli, de la bouche des réfugiés, le récit des ravages et des misères de l’invasion.
Cette terre d’Artois, ancienne Marche du Nord de la France, victime de tant d’invasions, arrosée de tant de sang au cours des siècles, dont tant de modestes villages portent les noms de batailles fameuses dans l’histoire, qui sont des noms de victoires, devait nécessairement, dans des circonstances critiques, se montrer le pays des plus mâles vertus et, lorsqu’elle dût se convaincre que la neutralité de la Belgique était une protection illusoire, il n’était pas besoin des hécatombes de Vermelles, de Neuville-Saint-Vaast, du Labyrinthe, d’Hébuterne, pour que les âmes y fussent naturellement haussées au tragique de la situation et pour qu’un glorieux atavisme leur inspirât les grands devoirs que celle-ci commandait.
Ces qualités natives de la race, le clair bon sens, la persévérance dans l’effort, le courage réfléchi, la froide résolution devant les pires évènements, je les ai vues se manifester chez ces paysans qui, à quelques kilomètres d’Arras ou de Carency, sous les projectiles, poursuivaient sans s’émouvoir leurs labours et, parfois, tombaient frappés sur leur sillon ; ̶ je les ai vues se révéler chez ces femmes et ces enfants qui, de toute la volonté et de toute la vigueur dont ils étaient capables et sans lamentations inutiles, suppléaient dans les champs les pères, les maris et les frères absents pour préparer les moissons futures ; je les ai admirées chez ces jeunes conscrits de la région envahie, embrigadés et casernés avant même d’être soldats, au lendemain du désastre de leurs corons et de leurs fermes et qui, devant le Conseil de révision, sans forfanterie ni bravade, témoignaient de leur ardeur à prendre part à la grande mêlée des armes.
J’ai donc le droit de dire qu’aucune population n’a supporté plus stoïquement et plus simplement l’épreuve directe de la guerre, et qu’elle attendra sans se plaindre, avec une confiance indéfectible dans les destinées du pays, l’heure des réparations.
Le préfet,
Signé : L. BRIENS.
Archives départementales du Pas-de-Calais, M 5569.