Depuis la fin du mois de juillet, une partie des ouvriers originaires d’Allemagne ou d’Autriche-Hongrie, employés dans le bassin minier lensois, avaient préféré regagner leurs pays, faute de travail sans doute mais aussi par crainte de représailles. Des manifestations d’hostilité et des violences apparaissent dès le 2 août, à Sallaumines, où des femmes saccagent la maison d’un Autrichien, aussi bien qu’à Lens, et atteignent leur paroxysme au cours de la journée suivante.
Télégrammes et rapports de police se succèdent : face aux rumeurs d’espionnage ou d’attentats les plus folles, les foules se déchaînent contre des étrangers, y compris certains Polonais, Russes, voire Belges ou Français :
Effervescence règne parmi population secteur Lens. Ce matin 8 heures vingtaine Allemands se dirigeant vers fosse 3 Courrières sise Méricourt ont été rejoints par 200 à 300 Français armés bâtons qui les ont roués coups. L’un des Allemands a succombé fracture du crâne, fouillé était porteur d’un revolver chargé six balles ; un autre a été arrêté au moment où il exhibait un revolver, fouillé également il était porteur boîte de cartouches. Foule explique ses agissements en disant que Allemands narguent Français et qu’ils avaient intention faire sauter fosse 3 mines Courrières. À 10h 1/4 ce matin, ouvriers français en assez grand nombre ont parcouru cités mines Courrières, principalement cité fosse 5 à Sallaumines, enjoignant Allemands à quitter région houillère ce soir 6 heures et invitant ouvriers russes à inscrire leur nationalité sur porte de leur demeure.
Télégramme du commissaire spécial de Lens, 3 août, 14h45. Archives départementales du Pas-de-Calais, R 428.
À Lens, 1 scène de violences a eu lieu le 2 à 22 h contre un Allemand qui a été fortement malmené : une deuxième scène de violences s’est produite le 3 à 11 h devant la gendarmerie qui a été assiégée par 600 personnes environ, malmenant un Allemand sérieusement blessé qui avait été protégé par la gendarmerie. Prévenu téléphoniquement, il m’a fallu quitter la commission de réquisition avec le personnel pour rétablir l’ordre aux abords de la caserne, où la surexcitation s’est maintenue jusqu’à 16 heures. Ces 2 Allemands ont été admis à l’hôpital de Lens, ils y ont été conduits le 3 à 22 heures.
Rapport du capitaine de gendarmerie Sailly, commandant la section de Lens, 4 août. Archives départementales du Pas-de-Calais, R 428.
Deux sujets allemands rencontrés à Rouvroy ont été hués et violemment frappés par une foule exaspérée, la gendarmerie les a protégés contre l’émeute et les a dirigés sur la gare de Rouvroy où ils sont encore actuellement. Je les fais garder par la garde communale en attendant renfort de troupe pour les embarquer à une destination que vous voudrez bien donner. Impossible de les sortir de la gare sans danger de mort pour ces étrangers.
Télégramme du maire de Rouvroy au préfet, 3 août 16h45. Archives départementales du Pas-de-Calais, R 428.
Effervescence continue contre étrangers, à Sallaumines d’où je viens cinquantaine Allemands objet fureur foule se sont réfugiés dans mairie ; sur mes indications, maires à afficher appel à sagesse population et publiée qu’attroupements défendus ; étrangers pourront vraisemblablement regagner demain leurs domiciles dans cités ouvrières ; apprends d’autre part qu’à Billy-Montigny environ deux cents Autrichiens ont dans mêmes conditions cherché asile à mairie d’accord avec gendarmerie, assurons autant qu’il est possible protection étrangers munis permis séjour.
Télégramme du commissaire spécial de Lens, 3 août, 20h50. Archives départementales du Pas-de-Calais, R 428.
D’autres bagarres ont lieu, à Harnes, Noyelles-sous-Lens, Billy-Montigny ou Fouquières-lès-Lens, mais aussi sur la côte (voir L’Avenir de Marquise, 6 août 1914). Les autorités locales concentrent les étrangers pour assurer leur protection – mais aussi, sans doute, pour les surveiller : environ 400 étaient réunis à la mairie de Sallaumines, 7 à la fosse 3 de Courrières, 25 à la fosse 5, 1 dizaine à Harnes, 30 à Méricourt
(rapport du capitaine Sailly, op. cit.).
Et le préfet multiplie les rappels à l’ordre, représentant à la population de chaque commune concernée qu’il serait indigne d’elle d’exercer la moindre violence contre [des] hommes que doivent protéger les lois de l’hospitalité
(télégramme au maire d’Hénin-Liétard, 3 août, 17h45), lui demandant d’éviter de compromettre le bon renom français en se livrant à [des] violences quelconques contre [des] étrangers
mais de se souvenir de ses "devoirs humanitaires" (télégramme aux maires de Méricourt, Rouvroy, Vimy, Avion, Drocourt et Beaumont, 19h45), et indiquant finalement au sous-préfet de Béthune (télégramme, 15h58 ; archives départementales du Pas-de-Calais, R 428) :
Veuillez par circulaire télégraphique à maires de communes dans lesquelles existent gros contingents étrangers les prier instamment d’user de toute leur autorité auprès de leurs concitoyens pour leur recommander calme, éviter provocations et empêcher toutes violences qui seraient indignes du caractère chevaleresque français. Prochainement décisions seront prises pour évacuation des étrangers appartenant à nations belligérantes. Jusques là, la plus grande correction doit être exercé par tous, donnez ordres à gendarmerie pour assurer avec gardes communales respect absolu de l’ordre.
Les tensions persistent cependant au cours des jours suivants, ainsi à Lillers le 4 août, à Vendin-le-Vieil et Lens le 5 :
La population de Lens qui, jusqu’à ce jour, s’était montrée relativement calme, a été assez nerveuse, aujourd’hui.
La gendarmerie, la police locale et les gardes communaux ont dû intervenir sur certains points de la ville où l’on voulait faire un mauvais parti aux Allemands y séjournant encore.
On a même voulu faire un mauvais parti à des personnes françaises, que l’on considérait comme de nationalité allemande, telles que le pasteur protestant et M. Roy, directeur des Galeries lensoises.
Devant cet état de choses, M. Basly a fait apposer des appels au sang-froid de la population. Aucun incident, pourtant, n’est à signaler.
[…] Enfin, j’ai arrêté, en vertu du décret de M. le Président de la République, le nommé Glass Max, sujet allemand, demeurant à Lens, sous l’inculpation de prévention d’espionnage.
Rapport du commissaire de police de Lens au sous-préfet de Béthune, 5 août. Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 Z 215.
Un décret du 2 août a défini les mesures à prendre à l’égard des étrangers, qui devront être recensés en mairie ou au commissariat de police : les Allemands et Austro-Hongrois évacueront la zone des armées (région du Nord-Est), soit en sortant du territoire national, soit en se retirant dans l’intérieur du pays "où du travail leur sera donné si possible" ; ils pourront être autorisés à maintenir leur résidence dans une autre partie du territoire national, mais après délivrance d’un permis de séjour et d’un sauf-conduit, nécessaire pour tout déplacement.
Les autres nationalités devront respecter ces dernières restrictions.
Le Pas-de-Calais ne faisant pas alors partie de la zone des armées, les autorités peuvent naturellement faire reconduire à la frontière les Austro-Allemands qui le demandent (ainsi, 40 Autrichiens et 5 Allemands employés à Fouquières-lès-Lens – avec leurs familles), mais sont aussi tenues d’autoriser leur maintien sur place, y compris contre la volonté de leurs employeurs : le commissaire de police de Nœux-les-Mines indique ainsi avoir fait réembaucher trois Allemands congédiés par la Compagnie, et auxquels les épiciers refusaient toute marchandise (rapport du 7 août).
En pratique, toutefois, ils sont le plus souvent gardés à vue et concentrés dans des bâtiments publics – à la charge de la collectivité, faute de ressources propres –, par exemple 37 à l’école communale d’Harnes, une trentaine venus de Barlin à Nœux-les-Mines, d’autres originaires de Billy-Montigny à Sallaumines…
Le 13 août, le préfet fait ainsi part de son découragement à l’inspecteur général Constantin :
Dois-je dès lors me débarrasser de tous les Allemands et Autrichiens qui ont été retenus dans diverses localités en leur laissant la faculté de sortir du territoire ou les autoriser à y maintenir leur résidence ?
Bien entendu, je ne parle pas de ceux que l’on a parqués dans les écoles et les dépendances de mines et qu’il faudra embarquer pour les soustraire à la fureur de la population… qui devient de jour en jour plus menaçante…
Débarrassez-moi, je vous prie, de ce cauchemar qui s’ajoutant aux mille et mille préoccupations de tout ordre qui m’assiègent n’est pas sans me causer de rudes soucis.
Minute de la lettre. Archives départementales du Pas-de-Calais, R 428.
La réponse va venir de la défaite. Le lendemain, en effet, le Pas-de-Calais se trouve rattaché par arrêté ministériel à la zone des armées du Nord-Est, entraînant par là-même l’expulsion des étrangers indésirables.
Le 22 août, le sous-préfet de Béthune entreprend le transfert par voie de fer sur Rodez de plus de 2 500 ouvriers allemands et austro-hongrois ; cette opération ne s’est effectuée qu’au prix des plus grandes difficultés
(note du préfet au ministre de l’Intérieur du 10 avril 1915).