Le Pas-de-Calais a vu défiler au cours de la Première Guerre mondiale près de quarante nationalités, dont la plupart sont issues des pays du Commonwealth. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il a également accueilli sur son sol des travailleurs venus du bout du monde, de Chine.
Pour mieux le comprendre, il suffit de se rendre dans les quinze cimetières du Pas-de-Calais où près d’un millier d’entre eux repose. Dans l’Audomarois, trois cimetières témoignent encore de leur présence : 94 tombes à Saint-Omer, 75 à Ruminghem et 64 à Longuenesse.
Des Chinois à Saint-Omer ?
De nombreuses nationalités ont transité à Saint-Omer, au point que la population de la ville a quasiment quadruplé au cours de la Première Guerre mondiale. Dès 1914 et jusqu’au printemps 1916, les Britanniques y installent leur grand quartier général. La ville occupe alors une situation stratégique entre le front et la côte.
Le 15 février 1918, Le Télégramme rend compte (de manière "légèrement" condescendante) des cérémonies du jour de l’an chinois. 1918 est l'année du cheval de terre : elle débute le 11 février 1918, pour s’achever le soir du 31 janvier 1919. La ville est en liesse avec des cortèges de dragons défilant sous le regard étonné des badauds.
Les Chinois et la Grande Guerre
Le 14 août 1917, la Chine déclare la guerre à l’Allemagne. Face aux lourdes pertes humaines, l’armée britannique fait appel à 95 000 Chinois recrutés dans la province de Shandhong, au nord-est du pays. Le "Chinese Labour Corps" (unité de travail) est officiellement créé. Côté français, 44 000 travailleurs sont recrutés dans la baie de Canton (territoire de Guangzhouwan), alors enclave française.
Le Nord et le Pas-de-Calais comptent dix-sept camps chinois : à Boulogne, Calais, Audruicq, Dannes-Camiers, Ruminghem, etc. À Saint-Omer, les "coolies" sont affectés à toutes sortes de tâches : exploitation des massifs forestiers de l’Audomarois, travaux de terrassement, réparation des voitures, chargement et déchargement, ou encore blanchisserie. Après la guerre, ils sont aussi employés aux tâches les plus ingrates, comme déterrer les cadavres et nettoyer les champs de bataille.
Des conditions de vie éprouvantes
Une grande majorité d’entre eux sont de pauvres paysans illettrés. Bien que la situation dans leur pays d’origine soit difficile, les conditions de travail qui les attendent en Europe s’avèrent être éprouvantes. En dehors du travail, la discipline est stricte dans les camps. Généralement interdits de sortie, les Chinois sont mal logés et mal nourris. Leur régime quotidien se limite essentiellement à du riz et à de l’ail sauvage. Les Anglais leur octroient un salaire journalier d’un franc pour dix heures quotidiennes de travail, six jours par semaine.
Leur allure attise la curiosité des habitants et notamment des enfants. Pendant les quelques heures de repos accordés, ils se baladent vêtus de vestes matelassées. Avec leurs quelques sous, ils achètent à l’occasion des vêtements. Faute de meubles pour les entreposer, ils les empilent les uns sur les autres et les portent de manière continue. Il leur arrive parfois de porter deux à trois chapeaux sur la tête, comme signe de richesse extérieure.
En outre, ils sont soumis à la loi militaire anglaise. Dans l’Audomarois, nombreux sont les rapports de gendarmerie faisant état de vols et de bagarres impliquant des travailleurs chinois. Les peines, d’amende ou de prison, qui leur sont infligées ont pour motifs des absences non justifiées, des vols, désertions ou voies de faits. Une certaine forme de xénophobie s’installe autour des camps. En septembre 1919, le préfet du Pas-de-Calais demande que le département soit "délivré" de cette main-d’œuvre qui "terrorise" la population.
Après le conflit, deux à trois mille Chinois seraient cependant restés en France. À Paris, beaucoup d'entre eux prennent place dans les environs de la gare de Lyon, dans le 12ième arrondissement, où ils créent le premier quartier chinois de la capitale : une plaque, rue Chrétien-de-Troyes, rappelle leur installation.
Saint-Omer. Le jour de l'an chinois
La colonie chinoise – car nous avons une colonie chinoise à Saint-Omer où, comme on le voit, rien ne manque – était hier en liesse à l’occasion du jour de l’an sur lequel le nôtre avance légèrement.
Cette colonie est composée de travailleurs qui furent amenés par un entrepreneur qui seul est vêtu à l’européenne et a l’air d’un gentleman. On les occupe à des travaux de terrassements et ils manient la pioche et la pelle sous les ordres des Anglais mais, comme parfois ils n’ont pas grand courage à l’ouvrage, il est alors nécessaire de les stimuler par une légère bastonnade !On ne les voit guère en ville où ils paraissent dépaysés dans leurs costumes bleus et leurs courts pantalons qui laissent voir le bas de leurs tibias jaunâtres – à Paris, on dirait : leurs "fumerons".
Leurs figures osseuses ont l’air taillées dans du buis et leurs yeux bridés et en amandes, y luisent d’un éclair malicieux.Hier, on leur avait donné "campo" en raison de la solennité du renouvellement de leur année qui est leur plus grande fête, et ils en profitèrent pour visiter la cathédrale et les églises et aussi les magasins, particulièrement les marchands de confections et les chapelleries.
Le rêve de ces braves mais indolents Chinois qui, quand ils passent en groupes, pépient tous à la fois comme des oiseaux dans une volière, est de s’accoutrer à l’européenne.
Ils gagnent beaucoup d’argent : des commerçants leur ont vu des portefeuilles bien garnis ; ils peuvent donc se payer bien des fantaisies ; or, la première c’est d’acheter une casquette qui remplace leur informe polo. Et dès lors, ils marchent fièrement ! Par exemple, très éclectiques dans leurs choix, ils n’ont adopté que la casquette plate kaki des Anglais, que la casquette russe, noire et à visière vernie, sous laquelle paraît plus jaune clair encore leur figure "en pain d’épice".
En général, nos Chinois vivent très retirés dans leur grande maison de bois aux compartiments assez confortables et où rien n’a été épargné pour les préserver de l’humidité et du froid qu’ils craignent par-dessus tout.
Hier, la porte était ornée de faisceaux de drapeaux multicolores, c’est là que s’est terminée la petite fête au son des tambourins, des instruments bizarres et d’un accordéon plaintif, sans doute étonné de se trouver là.
Et à en juger par le nombre respectable des bouteilles qui passèrent le seuil dans des paniers aux bras de garçons livreurs, leur jour de l’an a dû être dignement célébré par nos célestes.
Le Télégramme, vendredi 15 février 1918. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/29.