[Narrateur]
Pour ce premier épisode, nous avons choisi de vous conter l’histoire de Marie Grauette, une figure bien connue dans notre région : tapie dans sa grotte faite de vase et de roseaux, cette sorcière attirerait les enfants désobéissants qui s’approchent tout près de l’eau, pour les entraîner, de ses longs doigts crochus, dans les abîmes obscures et insondables.
Cette légende hante les marais, canaux, étangs et rivières du Nord-Pas-de-Calais, mais s’est plus particulièrement implantée dans la région très marécageuse de l’Audomarois, où le mythe de Marie Grauette fait aujourd’hui partie intégrante du folklore local.
Néanmoins, l’orthographe de son nom ne s’est pas fixée, car ses origines demeurent floues. Pour certains, "Groaette" serait d’origine nordique et désignerait une sorcière venue des eaux. Pour d’autres, "Graouette" viendrait des graouets, ces crochets utilisés pour ramasser les pommes de terre. Nous vous laissons vous faire votre propre opinion…
[Conteuse]
Il était une fois, un petit garçon, un peu espiègle et pas très sage, qui profitait d’une magnifique journée en famille. Les vacances venaient de commencer et ses parents avaient organisé un pique-nique dans le petit bois à la sortie du village. Il y faisait frais, l’endroit était agréable et la nature semblait fêter l’été.
Le petit garçon, mis en appétit par cette petite excursion, se régala : sandwich jambon-fromage, pâté de foie, cornichons, salade de carottes et fraises à la chantilly. Repu et le ventre rond, il sentit bientôt le sommeil embuer ses paupières. Il se serait bien laissé emporter par l’appel de la sieste car il aimait par-dessus tout vagabonder de rêves en rêves mais c’était sans compter les ronflements terriblement sonores de son père. Il regarda sa maman ; elle aussi était sur le point de succomber au marchand de sable.
Bientôt seul, une idée d’aventure lui vint en tête…
Le petit garçon n’était encore jamais venu dans cette partie du village. D’ailleurs, aucun enfant n’aurait osé entrer dans ce bois. De sombres rumeurs circulaient au sujet de … Non, oubliez ce que je viens de dire, ce sont sûrement des sornettes !
Le petit garçon avait bien des défauts – gourmand, autoritaire, orgueilleux, brut, capricieux, têtu, susceptible, râleur, jaloux, paresseux, indiscipliné et impatient - mais il n’était PAS peureux.
Au diable la sieste ! le hardi petit garçon décida d’explorer les environs et s’enfonça dans l’obscure végétation du sous-bois.
"Après tout, ce n’est pas comme si les monstres existaient" se dit-il.
Liberté absolue. Affranchi du regard des adultes, il passa un moment exquis : il monta à l’arbre le plus haut qu’il eut jamais vu ; il s’enroula dans les toiles d’araignées les plus solides qu’il eut jamais touchées ; il renifla les fleurs les plus odorantes qu’il eut jamais senties. "Quel bonheur d’être sans les parents qui ont toujours peur de tout, ne pensent qu’à me gronder et m’empêcher de vivre".
Il se retrouva bientôt dans une magnifique clairière nimbée d’une lumière chaude et rassurante. Tout semblait calme et paisible. Pourtant, le petit garçon fut attiré par un recoin sombre qui faisait comme un trou noir dans le vert de la végétation. Ne pouvant résister, il s’approcha et découvrit un chemin étroit, lugubre, sinistre et un peu inquiétant… La lumière ne parvenait pas à traverser les branches. Soudain, le croassement d’un corbeau le fit sursauter de surprise.
Pas une seconde le petit garçon n’hésita. Il suivit le chemin et s’enfonça dans l’obscurité. Rappelez-vous, il est gourmand, autoritaire, orgueilleux, brut, capricieux, têtu, susceptible, râleur, jaloux, paresseux, indiscipliné et impatient - mais il n’est PAS peureux.
Ni, visiblement, très observateur, car il ne vit pas, légèrement dissimulé derrière des branchages, le panneau très menaçant : "STOP ! DANGER DE MORT".
Le petit garçon eut l’impression qu’il marchait depuis des heures lorsqu’il arriva dans un endroit bien étrange, envahi de hautes herbes et recouvert d’une mousse verte et fluorescente. L’odeur était plutôt nauséabonde et l’ambiance macabre mais la texture de cette écume donnait envie de la toucher. C’était comme un nuage moelleux. Le garçon voulut savoir si on s’y enfoncerait. Il adorait ça, être le premier à marcher dans la neige et y laisser ses empreintes. Ce serait sûrement pareil ! le petit garçon s’avança, posa le pied sur cette mousse étrange. Et soudain la surface se déroba. Dans un soubresaut qui lui bloqua le cœur pendant une demi seconde, il s’enfonça. Il ne pouvait plus respirer, l’eau fétide entrait dans sa bouche. Ses pieds glissaient sur le sol vaseux. "DES MARAIS » cria-t-il dans sa tête « mes parents m’ont toujours dit de ne jamais m’en approcher".
Terrifié, ne sachant pas comment il allait pouvoir sortir de ce piège, de cette vase visqueuse qui allait l’engloutir, le petit garçon sentit soudain une main squelettique et froide l’agripper vigoureusement. Espérant que quelqu’un lui venait en aide, il s’y accrocha comme à la vie, malgré la répugnance qu’il éprouvait au contact de cette chose rude et glacée.
"Au secours ! A l’aide !"
Mais cette force surhumaine dont il ne pouvait se dégager ne lui venait pas en aide du tout. Au contraire, la créature, maintenant immergée, resserra sa terrible étreinte semblant vouloir attirer le petit garçon vers le fond. Au bout de ses bras décharnés, ses mains ressemblaient à des groëts - vous savez ce petit crochet dont on se sert pour ramasser les pommes-de-terre. Ces griffes abominables avaient emprisonné la jambe du garçon pris au piège. L’enfant, qui jusqu’alors n’avait jamais connu la peur, se débattait, effrayé.
"Au secours !"
Dans un effort désespéré, et sans même savoir comment, il parvint miraculeusement à se libérer et à rejoindre la rive. Le petit garçon se retrouva tout étourdi dans les hautes herbes et ce qu’il découvrit alors le hantera à tout jamais. La créature était sortie de l’eau elle aussi et se tenait debout devant lui. C’était la femme la plus laide et la plus effrayante qu’il eut jamais vue. Car c’était bien une femme même si rien ne semblait vraiment humain chez elle, pour preuve l’odeur putride qui se dégageait de ses pieds nus plantés à quelques centimètres du nez du pauvre enfant ! Le visage mi-humain, mi-bête de la chose se déforma dans un sourire ignoble, dévoilant une unique dent jaune. Sa bouche était démesurément large. Son nez était difforme et si long, qu’il tombait en pointe devant sa bouche. Sa peau parcheminée, couverte de d’immondes pustules, ressemblait à celle d’un crapaud. Et ses yeux ! oh ses yeux ! Verdâtres, petits mais terriblement vifs, brillaient comme deux feux impitoyables. Cette vision aurait suffi à elle seule à terrifier le petit garçon mais lorsque la créature fit entendre son rire rocailleux et cruel il blêmit de peur. Elle planta son regard mauvais dans les yeux du garçon et de sa voix hideuse le menaça :
"Tu as eu de la chance aujourd’hui mais ne t’avise jamais plus de revenir dans mes marais. Tu sais maintenant que je t’y attends maintenant !"
C’était donc vrai !!! Toutes les rumeurs que les anciens du village lui avaient racontées et qu’il prenait pour des sornettes étaient vraies ! Pris de panique, le garçon ne demanda pas son reste. D’un bond, il fut debout et se mit à courir à perdre haleine sans jamais oser se retourner.
Il retrouva ses parents qui dormaient toujours, inconscients de l’horrible aventure qu’il venait de vivre. Lorsqu’il arriva près d’eux, son cœur battait si fort qu’il pensait qu’il allait exploser dans sa poitrine, et sa respiration était si haletante, que ses lèvres étaient bleues…
"Réveillez-vous ! réveillez-vous !"
Lorsqu’il leur raconta ce qui venait de lui arriver, ses parents se regardèrent, horrifiés.
"Calme-toi, tu as sûrement dû rêver !" lui dit sa mère.
Mais ce n’est pas l’histoire du petit garçon que je voulais vous raconter. La véritable histoire est bien plus horrible. Reprenons.
Il était une fois, au cœur des marais de l’Audomarois, qui font comme un labyrinthe de terre et d'eau, une pauvre femme qui élevait seule ses deux petites filles. Elles étaient si pauvres, qu’elles vivaient dans une cabane misérable à l’écart du village. Elles n’étaient pas d’ici. Personne ne savait vraiment d’où elles venaient.
Les villageois se méfiaient : "On ne sait pas qui elle est ? Qu’a-t-elle bien pu faire de son mari ? Une femme seule avec des enfants, on n’a jamais vu ça ! Et puis, c’est une étrangère. Peut-être bien une sorcière, oui, allez savoir".
Bientôt, il se passa des choses étranges dans le village. Le beurre que les femmes fabriquaient avait un goût bizarre, le fil du tisserand se cassait dès qu’il commençait son ouvrage. Les bêtes étaient malades. Les vaches ne donnaient plus de lait. Surtout, par les nuits de pleine lune, les draps, que les lingères avaient oubliés sur le fil, s’envolaient dans le vent en hululant comme des oiseaux de nuits. Les gens du village y virent un maléfice. Ça ne pouvait être que l’œuvre de la femme des marais ! Ils se réunirent et sans autre forme de procès, décidèrent qu’il fallait la chasser.
Un jour que la femme était partie seule chercher à manger, les hommes mirent le feu à sa cabane. "Quand elle n’aura plus de maison, elle sera bien obligée de partir", se dirent-ils. Aveuglés par la colère et par la haine, ils n’avaient pas remarqué que les deux petites filles dormaient paisiblement à l’intérieur de la maisonnée.
Lorsque la pauvre femme revint, elle avait tout perdu ! Ses malheureux enfants, sa maison et tous ses souvenirs.
Accablée de chagrin et de désespoir, elle attacha une lourde pierre au bout d’une corde qu’elle passa à son cou et se jeta dans le marais.
Depuis, Marie Grauette, c’est son nom, hante les villages du Pas-de-Calais : du Hainaut au Ternois, du Boulonnais à l’Audomarois, de l’Artois à la Flandre. Elle rôde dans les marais, patiente dans les puits, erre dans les caves et les souterrains menaçants. Elle attend et guette depuis des siècles les enfants pleurnichards et méchants, qui, par malheur, s’approchent trop près de l’eau, pour les emporter avec elle.
Alors vérité ou légende ? Ce qui est sûr c’est que Marie Grauette fait peur aux enfants qui pourraient se noyer dans les eaux sombres ou se perdre dans les souterrains vides. Si elle effraya des milliers d’enfants, elle en sauva tout autant.
[Narrateur]
Cet épisode a été écrit, interprété et réalisé par les archives départementales du Pas-de-Calais. Nous remercions Un beau joueur et Loïck pour le générique original ainsi que les agents des archives du Pas-de-Calais pour leur participation.