[Narratrices]
Les cérémonies funèbres qui se déroulent au gré des remontées des cadavres, sont l'occasion de manifestations spectaculaires de la part des grévistes les plus actifs. La rancœur contre la compagnie de Courrières et le mécontentement de la population s'expriment bruyamment.
Le mouvement prend rapidement une ampleur considérable : la grève s’étend dans les bassins du Nord et d'Anzin et près de 60 000 grévistes sont dénombrés au plus fort du mouvement. Quelques mineurs suffisent : prenant la parole au moment de la descente, ils incitent leurs camarades à cesser le travail; au son de L'Internationale, des cortèges précédés de drapeaux rouges, se forment dans les corons. À l'exception de la compagnie des mines de Bruay qui n'a connu aucun mouvement de grève, toutes les autres sont atteintes plus ou moins durablement par la grève.
Les mineurs grévistes accusent la direction et les ingénieurs d'avoir sacrifié de nombreux mineurs encore vivants dans les galeries pour permettre une reprise plus rapide du travail. Ces protestations s'accentuent après la découverte par les sauveteurs des quatorze rescapés qui alimente les rumeurs sur de nombreux mineurs encore vivants.
Mais en réalité, ce mouvement de grève est surtout provoqué par la dégradation de la condition des mineurs. La production charbonnière progresse régulièrement et les profits dégagés satisfont amplement les actionnaires des compagnies : la valeur de l'action de la compagnie des mines de Courrières a été multipliée par 50 alors que les salaires des mineurs baissent régulièrement. À cette dégradation des salaires s'ajoutent les heures supplémentaires non payées, les brimades, les amendes pas toujours justifiées et le contrôle moral et religieux des ouvriers.
[Voix d'acteur]
Les ouvriers mineurs de la fosse n°5 et 11 des mines de Béthune, devant l’exploitation de plus en plus effrénée de la classe ouvrière, viennent solliciter des pouvoirs publics l’obtention des réclamations suivantes : nous voulons, premièrement la journée de 8 heures du jour au jour, deuxièmement l’établissement d’un minimum de salaires de 7 francs 18 garantissant l’existence de l’ouvrier, troisièmement la retraite de 2 francs par jour après 25 ans de service et 45 ans d’âge, quatrièmement les galibots payés 1 francs 50 plus à francs 35 d’augmentation tous les 6 mois, cinquièmement la suppression des amendes et retenues sur les salaires, sixièmement la liberté politique, religieuse et d’opinion, septièmement l'élargissement de tous les condamnés politiques pour faits de grève.
[Narratrices]
Ces grèves sont aussi l'expression des luttes intersyndicales qui donnent le caractère si particulier à ce mouvement de 1906. Face au vieux syndicat d’Emile Basly, se dresse le « jeune syndicat » dirigé par Benoît Broutchoux, mineur de Montceau-les-Mines. Condamné à six mois de prison et deux années d’interdiction de séjour, il s’est fait embaucher dans les charbonnages du Pas-de-Calais sous un faux nom.
Le Syndicat des Mineurs du Pas-de-Calais, de tendance anarchiste, est affilié à la CGT : pour lui, seule "la révolution sociale peut assurer le triomphe des revendications".
Fortement implanté dans la compagnie de Courrières, ce jeune syndicat est partisan d'une grève plus violente, pour faire aboutir ses revendications, les 4 x 8 : 8 heures de travail, 8 heures de repos, 8 heures de loisirs et 8 francs par jour.
Le 17 mars 1906, une conférence de rédaction se tient au journal l’Action syndicale entre Benoît Broutchoux et Antoinette Cauvin, alias "la citoyenne Sorgue", féministe et révolutionnaire venue de l'Aveyron prêter main forte au combat.
[Voix d'acteurs]
- Huit heures, huit francs, voilà ce qu’il faut exiger ! C’est ce qu’il faut dire aux singes de la compagnie. Basly fait le beau à l’assemblée mais demande 300 gendarmes, dont deux cents à cheval et cent à pied pour protéger les installations minières.
- Voici dix jours que la grève a commencé. Elle a enflammé tout le bassin houiller du Pas-de-Calais et du Nord. Il n'y a plus une seule pierre de charbon sur les carreaux de fosses. Clémenceau risque d’envoyer la troupe pour briser la grève. Il te prend pour un agitateur, un gibier de bagne ! Quant au vieux Basly, il te traite d’anarchiste et de voleur par-dessus le marché. Il dit partout que tu n’es envoyé ici que pour semer la division ouvrière. Quelle blague !
- Il m’appelle même le vautour de l’anarchie ! Qu’est-ce qu’il croit le premier flic de France ? Qu’on veut faire sauter les puits de mines ? On veut juste faire respecter notre sang et notre classe !
- Mais tu le tiens ton éditorial ! C'est ça ! Les mineurs ne font que défendre leurs os ! Voilà ce que tu dois écrire !
- Il faut aussi appeler à l'unité syndicale. Pour obtenir la victoire, on doit créer un comité de grève avec le jeune et le vieux syndicat.
- Tu as raison, il faut appeler à la grève générale. Les Compagnies seront forcées d'éteindre leurs fours à coke. L'industrie métallurgique va manquer de charbon. Quand on y pense, jamais meilleures conditions de lutte ne se sont rencontrées pour la corporation des mineurs. Si l'on ajoute à ces circonstances l'immense courant de sympathie déchaîné par la catastrophe, dans tout le prolétariat en particulier et dans l'opinion publique en général, on peut affirmer sans crainte que les mineurs ont une occasion unique de briser le carcan de servitude et de misère que les Compagnies leur ont rivé au cou. Tiens, je t’ai trouvé le titre de ton édito, écoute ça : "Vive la grève". Qu'est-ce que tu en penses ?
- Oui, on va mettre un sacré chambard ! Voilà ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? Aujourd'hui, nous pouvons arracher aux Compagnies la journée de huit heures que tous les Congrès nationaux et internationaux de mineurs, depuis le premier jusqu'au dernier, ont déclaré immédiatement applicable.
- Ça fait des années que c’est dans nos programmes de revendications. Il serait temps, non ?
- Nous devons en finir avec le travail à la tâche. Pour sortir sa journée, il faut vingt fois le jour risquer sa peau. Seul le travail à l'heure peut garantir notre vie. Seul il empêchera que plus de cent accidents - et combien d'autres non mortels - se produisent chaque année au fond des galeries de notre bassin. L'incurie et la rapacité de la compagnie de Courrières ont causé, en une fois, la mort de 1200 de nos frères. La rapacité des Compagnies en tue, un par un, au moins une centaine au cours d'une année par le système du travail à la tâche.
- C’est sûr, il faut remplacer le travail à la tâche par le travail à l’heure qui donne plus de liberté et plus de sécurité. L’ouvrier doit savoir combien il va gagner en descendant à la fosse ! Son salaire, la base de sa vie et de celle de ses enfants, ne doit pas être à la merci d’un porion ou d’un ingénieur.
- La sécurité de notre vie doit passer avant les dividendes fabuleux à servir aux actionnaires. Les Compagnies ne veulent pas du travail à l'heure. C'est bien naturel de leur part. Mais ce qui est logique pour elles, ne l'est pas pour les exploités de la mine, guettés incessamment par la mort. Elles défendent leurs bénéfices, elles ne veulent pas qu'on en rogne une part. Nous, nous défendons nos os, nous défendons notre vie. Nous qui accomplissons tout le travail, qui fabriquons tous les produits, nous devrions faire passer notre sécurité après le superflu de tous ceux qui vivent dans l'oisiveté et s'engraissent de nos sueurs ? Ah, mais non ! Ça n'a déjà que trop duré. Il faut en finir.
- Oui, ça suffit. Les mineurs ne sont pas de la chair à travail ! Nos camarades en ont assez de mourir pour entretenir l’opulence de ces fainéants de capitalistes qui vivent dans leurs châteaux pendant que les ouvriers s’entassent dans les corons caserne sous les yeux sévères de leurs gardes-chiourmes !
- Nous voulons éloigner de notre tête les risques de mort. Nous voulons jouir de la vie. Nous ne voulons plus, malgré toute la peine que nous nous donnons, voir nos familles croupir dans la misère. Il nous faut, pour nous et nos enfants, une alimentation suffisante. Il ne faut pas que ceux qui réchappent aux dangers de la mine soient tués par l'insuffisance de pain. C’est pour cela que nous réclamons 8 francs. Ce n’est qu’une partie de la justice qui nous est due. Les Compagnie minières, comme tous les patrons, ne nous ont jamais rien donné de bon gré. Tout ce que nous avons, nous l’avons eu par les grèves !
- Tu as raison ! Il ne faut pas chercher à attendrir le cœur des actionnaires des mines ni même chercher à les convaincre de la justesse de nos revendications. Leur cœur est de pierre ! Ce qu’ils ne veulent pas accorder de bon gré, il faudra leur arracher de force ! C’est la force qui les fera capituler !
- Vive la grève !
- Bien dit Broutchoux ! Bravo ! Vive la grève ! A bas le capitalisme ! Trinquons à la santé du syndicat !
[Narratrices]
Un palier est franchi avec l'échec de l'entrevue entre les représentants des mineurs et des compagnies houillères. Le 20 mars, Broutchoux marche sur la mairie de Lens. Des heurts se produisent avec les gendarmes. Broutchoux est arrêté et condamné à deux mois de prison. Les dirigeants du vieux syndicat, Beugnet et Cadot, sont violemment pris à partie. Les gendarmes et les porions essaient de faire reprendre le travail tandis que les dirigeants des compagnies refusent de poursuivre les négociations.
Après avoir approuvé par referendum la poursuite de la grève, au grand désappointement de Basly, les grévistes parcourent les corons en se livrant à des violences et des intimidations sur les mineurs non-grévistes.
Après la découverte de 13 rescapés, le 30 mars, la grève devient plus violente. Des habitations de mineurs au travail sont saccagées à Hénin-Liétard, des attentats sont commis un peu partout et les forces de l'ordre sont prises à partie.
Devant cette agitation à laquelle participent de nombreuses femmes, les compagnies proposent des avancées.
Le 14 avril, le front uni des compagnies minières est brisé par la compagnie des mines de Marles qui propose un salaire journalier de 7 francs 24, plus que la demande du vieux syndicat. Cet accord accepté par les mineurs de cette compagnie, donne une vigueur révolutionnaire aux grévistes des autres compagnies qui souhaitent obtenir les mêmes avantages : la grève devient insurrectionnelle.
Dans toute la région, s’installe un climat de guerre civile.
[Voix d'acteurs]
- Ça barde dehors ! Les pandores juchés sur leurs canassons patrouillent sans cesse. Les grévistes ont fiché à terre les grilles installées autour des corons par les compagnies ; des voies ferrées sont dynamitées, des fils de fer tendus pour empêcher les charges des dragons. La caserne de la maréchaussée a été lapidée par une foule en fureur. Le couvercle de la marmite va sauter.
- Les gars des mines, réputés pour leur docilité et leur fatalisme, ont bouffé du lion : les moutons sont devenus enragés, ouais camarade ! Le populo bougrement échauffé s’est mis faire un sacré chambard. L’émeute a éclaté, gamin. On voit même des dragons et les cognes se débiner à bride abattue devant les grévistes déchaînés ! Après avoir cassé les carreaux des baraques des ingénieurs et des chefs de service, les grévistes de Liévin marchent sur Lens. Depuis plusieurs jours, on sentait qu’il y allait avoir du vilain.
- Ce crapulard de Basly a ramené sa grande gueule pour prêcher le calme, mais ça a fait autant d’effet que s’il avait pissé dans son melon. Ça sent bougrement le roussi.
[Narratrices]
Lors des affrontements entre les forces de l'ordre et les émeutiers qui ont dressé des barricades, le lieutenant Lautour est mortellement blessé par une pierre au visage. Ces violences et ce décès marquent un retournement de l'opinion publique. Influencée par la presse à grand tirage qui monte en épingle les émeutes de Lens et de Liévin, elle devient hostile à la grève tandis que les scènes révolutionnaires continuent.
Face à cette violence, la mobilisation des forces de l'ordre est maximale. Les arrestations sont nombreuses chez les anarcho-syndicalistes.
Alors que Georges Clémenceau justifie la répression par les violences des grévistes, Jean Jaurès lui répond le 19 juin 1906 :
[Voix d'acteurs]
- Et maintenant je laisse la parole à notre camarade le député Jean Jaurès.
- La violence c’est chose grossière, palpable, saisissable chez les ouvriers : un geste de menace, il est vu, il est retenu. Une démarche d’intimidation est saisie, constatée, traînée devant les juges. Le propre de l’action ouvrière, dans ce conflit, lorsqu’elle s’exagère, lorsqu’elle s’exaspère, c’est de procéder, en effet, par la brutalité visible et saisissable des actes. Ah ! Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. Cela ne fait pas de bruit ; c’est le travail meurtrier de la machine qui, dans son engrenage, dans ses laminoirs, dans ses courroies, a pris l’homme palpitant et criant ; la machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie.
[Voix d'acteur]
Télégramme du procureur général d'Arras à l'intention du ministre de l'Intérieur, bureau de la Sûreté générale.
Le travail est au complet ce matin dans les Houillères du Pas-de-Calais, et le calme continue à s’y maintenir bien que l’état d’esprit dont les mineurs paraissent animés, notamment à Liévin, ne soit pas des meilleurs. Redescendus à la mine après 6 semaines de chômage sans avoir obtenu ce que beaucoup désiraient. Un vent de révolte qui certainement se dissipera peu à peu avec le temps souffle encore parmi eux.
[Narratrices]
La répression et le dénuement dans les foyers de grévistes conduisent à la reprise du travail. Dans le Pas-de-Calais, la grève est totalement terminée le 9 mai avec des acquis très restreints : les mineurs obtiennent une augmentation de salaire de 10 % mais les compagnies réfutent tout accord sur les logements des veuves de mineurs, sur le chauffage, sur les loyers, sur les renvois. D'où le sentiment de colère teinté d'abattement et de résignation qui préside à la reprise du travail pour de nombreux mineurs.
Malgré tout, grâce à la médiatisation, les Français ont pris conscience du sort difficile des "gueules noires". L’esprit de réforme sociale pénètre la classe politique. Les socialistes et Jean Jaurès vont plus loin ; ils demandent la nationalisation des houillères. Surtout, les leçons de Courrières vont permettre le développement de la sécurité des mines et une meilleure formation des secouristes.
Cet épisode est le dernier d’une trilogie consacrée à la catastrophe de Courrières. Il a été écrit, interprété et réalisé par les Archives départementales du Pas-de-Calais.
Nous remercions Un beau joueur et Loïck pour le générique original, ainsi que les agents des archives du Pas-de-Calais pour leur participation.