[Narratrices]
Nous allons vous relater un épisode de l'immense carrière sportive de Georges Carpentier, dit la grand Georges. Ce récit est tiré d'articles parus dans Le Petit Parisien du 19 juillet 1914 et dans le Mémorial artésien du 20 juillet, journaux tous deux conservés aux archives départementales.
Georges Carpentier est né le 12 janvier 1894 à Liévin d’un père ouvrier mineur et d’une mère ménagère. Il grandit toutefois à Lens où il fréquente l’école Condorcet. La bascule de l’octroi, située face à l’établissement sert régulièrement de ring aux écoliers. C’est d’ailleurs au cours d’une de ces bagarres que le petit Georges, qui n’a alors que 9 ans, est repéré par François Descamps, professeur de gymnastique à la Régénératrice de Lens.
[Voix d’enfants]
Approche un peu si t’es pas un lâche !
Fais déjà la moitié du chemin sale trouillard et viens prendre une trempe !
Oh c'est mon voisin !
Oh y a Georges qui est encore de se battre !
Battez-vous ! battez-vous ! battez-vous !
Eh les gars, z’auriez pas vu mes lunettes ?
[Voix de ménagère]
Qu'est-ce que que ce raffut ? Qu'est-ce-qui se passe encore ici les mioches ? Allez, rentrez chez vous !
[François Descamps]
Eh petit ! Comment tu t’appelles ? ça t’amuserait de faire de la boxe ?
[Carpentier enfant]
J’sais pas ce que c’est la boxe mais oui p’têtre bien.
[Narratrices]
François Descamps l’initie à la boxe française appelée aussi « savate ». Le jeune garçon montre très vite des aptitudes et des qualités athlétiques exceptionnelles. Georges Carpentier participe à son premier championnat régional en décembre 1906. C’est donc à Lens, dans la salle de la Maison du Peuple, qu’il connaît sa toute première victoire après seulement 10 secondes de combat !
[Speaker]
Victoire par KO du jeune espoir Georges Carpentier ! Il ira loin ce p’tit galibot !
[Narratrices]
La boxe, à la fois discipline sportive et spectacle populaire, est alors en plein essor. Les matchs permettent aux vainqueurs de remporter une petite somme d’argent ce qui permet à Georges de se consacrer entièrement à la boxe.
Plus fluet que la plupart de ses adversaires, il est un élève doué. Il décroche en 1907, à treize ans seulement, le titre de champion de France junior.
Il débute la boxe anglaise en 1908 et remporte le championnat du monde amateur la même année. C’est le début d’une carrière fulgurante ! Les titres s’enchaînent : champion de France et d’Europe des welters en 1911, champion d’Europe toutes catégories à Gand en 1913.
À 19 ans, il est déjà un boxeur extrêmement populaire ; un film muet lui est même consacré, Le roman de Carpentier, dans lequel il est incarné par Harry Baur.
Créé dans un climat de tensions racistes, pour répondre à la victoire aux championnats du monde poids lourds du boxeur noir américain Jack Johnson, le championnat de race blanche ("White Hopes") naît en janvier 1913. Vainqueur le 1er janvier 1914, le boxeur américain Edward "Gunboat" Smith doit céder son titre à Georges Carpentier le 16 juillet à Londres.
[Gunboat Smith]
J'ai bon espoir de triompher, cependant, si je suis battu, je lèverai volontiers mon chapeau devant mon vainqueur et n'hésiterai pas à reconnaître en lui le meilleur boxeur blanc du monde.
[Journaliste]
C’est ce que disait, lundi, Gunboat Smith, comme on lui faisait part de l'admirable confiance en soi de Carpentier.
Après un combat magnifique, qui a fait l'admiration des milliers de sportsmen qui y ont assisté, l'ancien galibot de Lens, devenu champion français, l'a emporté au sixième round sur son adversaire et s'est vu décerner, au milieu de l'enthousiasme général, le titre si envié et bien mérité de champion du monde des poids mi-lourds.
C'est, en effet, ce soir, à neuf heures quinze, que devaient se rencontrer, sur le ring élevé au centre de l'immense vaisseau que constitue l'Olympia, les deux fameux boxeurs Carpentier et Gunboat Smith.
Plus d'une heure au moins avant le moment fixé pour l'apparition des deux adversaires, les 15 000 places que contient l'énorme salle, et dont les prix variaient entre 10 et 150 francs, étaient occupées, et les pronostics allaient leur train.
On était particulièrement frappé du nombre considérable de Français qui avaient passé le détroit pour assister à ce match sensationnel, et de celui, non moins considérable, de dames qu'il avait attirées.
Comme hier, Carpentier a été aujourd'hui, et jusqu'au dernier moment, le grand favori, en dépit des magnifiques victoires remportées par son adversaire, et on le donnait encore à 5 contre 4, au moment où il se présentait sur le ring, tant il paraissait dispos et en peine possession de ses moyens.
Autour de l'estrade, une assistance d'élite était groupée. Il y avait là, en effet, en dehors de boxeurs connus, comme Bombardier Wells, qui étaient venus voir lutter les deux fameux pugilistes, des sénateurs américains, des pairs d'Angleterre, des membres du Parlement et du corps diplomatique ; on chuchotait même qu'un membre de la famille royale était présent.
[Journaliste]
Il est 9 h 45 quand Carpentier apparaît et monte sur le ring, Gunboat Smith le rejoint, deux minutes plus tard.
Les deux adversaires, au milieu d'un silence religieux, se précipitent l'un sur l'autre, en corps à corps. S'étant séparés, Smith se jette sur Carpentier et lui décoche un coup bas du gauche, ce qui lui vaut un avertissement de l'arbitre. Smith ayant alors donné un direct très rapide au côté droit de Carpentier, ce dernier riposte par quelques coups du droit, en se maintenant près de son adversaire. L'avantage du premier round n'en reste pas moins à l'Américain.
Au second round, c'est Carpentier qui l’emporte, atteignant dès le début, d'un formidable uppercut du droit, son adversaire, qu'il envoie dans les cordes, où il le maintient, et, vif comme l'éclair, il lui décoche ensuite un direct du gauche en pleine figure. Au troisième round, Smith se fait de nouveau avertir par l'arbitre pour avoir porté un coup du gauche qui atteint Carpentier trop bas. À la fin du troisième round, les deux adversaires n'en restent pas moins à égalité.
Le quatrième round est particulièrement dramatique. Carpentier, d'un terrible coup du droit, tente de mettre son adversaire hors de combat, mais Smith parvient à y échapper. Le champion français poursuit son adversaire. Un second coup manque son but ; mais le troisième, un formidable direct du gauche au corps, fait chanceler Gunboat Smith. Avec une rapidité foudroyante, Carpentier double du droit et abat l'Américain pour neuf secondes. Mais peut-être l'arbitre a-t-il compté trop lentement, car déjà les seconds de Carpentier se sont précipités dans le ring pour acclamer leur homme [cris, applaudissements]. Cependant, à la dernière seconde, l'arbitre. M. Corri, annonce que Smith n'était pas knock-outé, le, boxeur américain s'étant, en effet, relevé à temps.
Au cinquième round, on sent nettement que la victoire va à Carpentier. Son adversaire s'efforce néanmoins de faire bonne figure en cherchant le corps à corps ; mais le champion français déjoue habilement cette tactique et Smith reçoit encore une dure punition.
Au sixième et dernier round, le corps à corps reprend. Les deux adversaires se frappent mutuellement des deux poings. Carpentier, s'étant dégagé, frappe du gauche la tête de Smith, et, dans son élan, perd l'équilibre et tombe sur les genoux.
Gunboat, qui a encaissé sans broncher, se jette alors sur lui et, sans attendre que Carpentier se soit relevé, lui décoche à la tête un coup qui l'étourdit et l'empêche de se redresser. Il semble que l'Américain n'ait pu retenir son coup à temps. Il n'en est pas moins hué par le public et disqualifié par l'arbitre, tandis que Carpentier, la tête entre les mains, est entraîné dans son coin par ses soigneurs qui s'emploient aussitôt à le ranimer. Ce n'est qu'avec difficulté qu'ils parviennent à lui faire reprendre ses sens ; cependant que Smith, malgré les huées, refuse de quitter le ring.
À la fin, la foule se montre si hostile que force lui est de se retirer pour n'être pas malmené. La colère était, en effet, d'autant plus grande que beaucoup estimaient que l’Américain aurait dû être déclaré knock-out à la fin du quatrième round ; les dix secondes étaient écoulées quand l'Américain se releva.
Cette magnifique victoire vaut à Carpentier, en dehors de son titre de champion du monde, une bourse de 112 500 francs.
[Chroniqueuse mondaine]
Le célèbre boxeur français Georges Carpentier a quitté Londres ce matin par le train de dix heures, à la gare de Charing-Cross. Près de deux mille personnes ont acclamé le populaire athlète.
Il est arrivé à Folkestone par le rapide de Londres à 11 heures 50. Il s’est embarqué aussitôt sur le paquebot à destination de Boulogne en compagnie de son manager Descamps.
[Journaliste]
Paris, toujours vibrant, toujours enthousiaste pour récompenser la valeur, pour saluer l'effort – quel qu'il soit – a fait hier à Georges Carpentier une réception admirable…
À 5 heures 20 exactement, le rapide de Boulogne entrait en gare.
Allégrement Carpentier, l'air fort joyeux, sautait de son wagon de première, serrait hâtivement les mains des quelques amis qui avaient réussi à fléchir le service d'ordre et se dirigeait vers la sortie, … À peine dehors… ce fut un hourvari effrayant : "Vive Carpentier… Bravo Georges... Hourra !" et même : "Vive la France !"
Le champion, poussé, bousculé et enlevé sur les épaules de ses intimes, fut alors porté dans l'auto qui l'attendait. Rapidement la voiture tenta de démarrer, mais pas assez vite pour empêcher quelques forcenés admirateurs de s'installer sur les ressorts arrière… Les autres suivirent au pas de course… jusqu'au faubourg Montmartre, où un champagne d'honneur était offert au vainqueur de Smith par notre confrère L’Auto.
Là, un peu ému de la réception que venait de lui faire le bon peuple de Paris, Carpentier nous dit quelques mots.
[Carpentier]
Smith est, à n'en pas douter, un "cogneur" de premier ordre, et je comprends très bien que la plupart de ses combats se soient terminés par le knock-out de ses adversaires. Mais, à mon sens, il manque nettement de vitesse, et, partant, de précision. Sa tactique m'a semblé être celle-ci : fondre sur moi de tout le poids de ses poings, m'"esbrouffer" puis m'assommer… Et de fait, dès le signal donné, d'un saut il se précipita. Mais j'avais tout mon sang-froid : j'esquivai… et l'ouragan passa. Dans les rounds suivants, ce fut mon tour : malgré la garde très fermée de Smith, je plaçai quelques coups heureux, et, lorsque, au quatrième round, je l'envoyai à terre, j'estime que je le tenais à ma merci. Maintenant, que vous dire des incidents qui marquèrent ce combat ? Sur le moment, fidèle à la direction de mon manager Descamps, je ne cherchai point à m'en rendre compte. Mais je pus les juger quelques heures plus tard. En effet, à trois heures du matin, j'assistai à la projection du film pris au cours du combat. Je pus alors constater que Smith n'avait pas toujours été d'une rigoureuse correction sportive.
[Narratrices]
À vingt ans, Georges Carpentier s’installe à Paris et compte déjà à son palmarès 67 victoires sur 73 matchs: il est à la tête d’une petite fortune. Mais bientôt l’Histoire va venir contrarier cette fulgurante ascension. C’est ce que nous verrons dans le prochain épisode de ce podcast.