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La traversée de la Manche en ballon

Le 21 novembre 1783, Pilâtre de Rozier effectue le premier vol habité en montgolfière, quelques mois après la première expérience aérostatique des frères Montgolfier à Versailles. L'homme a enfin réalisé un rêve vieux comme le monde : celui de s'élever dans les airs. Dès lors, quelques intrépides s'efforcent de pousser toujours plus loin les prouesses aériennes.

L'une d'entre elles est la traversée de la Manche en ballon. Pilâtre de Rozier en rêve bien entendu, mais il n'est le seul. Le normand Jean-Pierre Blanchard, accompagné de son ami et mécène John Jeffries va effectivement lui voler la vedette en janvier 1785. Partis de Douvres, les deux aventuriers s'échouent dans la forêt de Guînes, là où trône toujours aujourd'hui la colonne Blanchard qui commémore cet exploit.

Découvrez dans ce nouvel épisode, créé en partenariat avec le château d'Hardelot, l'épopée de ces deux pionniers ! 

La traversée de la Manche en ballon

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[Narratrices]

La Manche, ce bout de mer qui sépare la France de l’Angleterre, a de tout temps été au cœur des événements qui ont fait l’histoire de notre région et aussi bien souvent l’histoire de France. En bateau, à la nage, en ballon ou en avion, la Manche a connu nombre de pionniers et aventuriers qui ne possédaient que leur seule volonté et leur envie de réaliser un exploit, en s’appuyant parfois sur de nouvelles connaissances scientifiques ou techniques encore mal maîtrisées.

À la fin du XVIIe siècle, la technique du vol par ballon à gaz et montgolfière n’en est qu’à ses balbutiements. Grâce aux expériences des frères Montgolfier, Pilâtre de Rozier s’envole pour le premier voyage aérien le 21 novembre 1783. Mais cet aéronaute intrépide a un concurrent de taille : Jean-Pierre Blanchard, qui compte lui aussi laisser son empreinte dans l’histoire de la conquête des airs. Tous deux entretiennent l’espoir d’être le premier homme à franchir la Manche.

Alors que Pilâtre de Rozier parvient à obtenir des subventions d’État pour monter son projet, Blanchard rencontre John Jeffries en 1784 à Londres. Ce médecin de formation, ancien chirurgien des armées du roi en Amérique, devient alors son mécène pour pouvoir l’accompagner lors de ses ascensions.

Pilâtre s’est installé à Boulogne-sur-Mer, Blanchard le toise depuis Douvres. En effet, après une première tentative réussie le 30 novembre 1784 au-dessus de la campagne anglaise en compagnie du docteur Jeffries, Blanchard quitte Londres pour Douvres le 17 décembre. Mais les mauvaises conditions climatiques retardent le départ.

Le vendredi 7 janvier 1785, la tempête faiblit vers deux heures du matin et les préparatifs peuvent commencer dès cinq heures. Un ballon d’essai prend la direction de Calais, poussé par un vent de nord-nord-ouest et le gonflement du ballon commence vers 10 heures. Le gouverneur Lane, au château de Douvres, fait tirer trois coups de canon pour faire connaître l’imminence du départ.

[Voix d’acteur]

Le ciel est clair et dégagé. C’est le moment idéal pour mettre notre entreprise à exécution. On ne pourrait rêver meilleures conditions climatiques.

[Narratrice 1]

La nacelle, outre les deux passagers, est bien remplie. On y trouve 9 petits sacs de sable pour le lest ; une vessie de courrier et deux autres pleines de rhum, de vin et de vivres, mais aussi une longue vue, des gilets de sauvetages et des bouées, des manteaux doublés de fourrure, et la nacelle est équipée de rames et d’un gouvernail. Cette dernière est ornée d’une peinture représentant Neptune armé de son trident.

Bientôt se déroule le dernier banquet officiel ; Jeffries apprécie le menu, Blanchard lui, scrute le ciel avec anxiété.

[Voix d’acteurs]

Ma chère épouse, ma douce enfant, le moment est venu de nous séparer.

Oh père, ne partez pas ! J’ai si peur !

John, écoutez la voix de la raison. Cette entreprise est une folie dont vous ne reviendrez sans doute pas.

Darling, vous connaissez mes motivations. Mon but est de conduire à une entière connaissance de la nature et des propriétés de l’atmosphère qui nous environne et dans laquelle on a été incapable jusqu’ici de s’élever au-dessus de la surface de la terre.

Je le sais, hélas. Mais la découverte de la navigation aérienne est d’une date si récente qu’elle n’est encore que dans son enfance. Cette expérience est terriblement hasardeuse et imprudente.

Je suis résolu à satisfaire ce qui est finalement devenu ma passion dominante et ne vous inquiétez pas, Monsieur Blanchard est un maître très expérimenté, je ne crains rien en si bonne compagnie.

Mais si vous tombiez à la mer ?

Je vous fais la promesse, Mesdames, de vous rendre votre époux et père en parfaite santé. Ne vous inquiétez pas Mademoiselle, d’habiles marins suivent notre parcours et se tiennent prêts à nous secourir en cas de besoin. Pensez que nous allons vivre aujourd’hui un jour historique qui demeurera dans les annales !

Bien dit mon ami ! Et maintenant, en route !

Lâchez tout !

[Narratrice]

Le ballon oscille et finit par s’envoler dans les airs. Les deux voyageurs saluent avec entrain la foule à l’aide de leurs pavillons aux couleurs françaises et britanniques. Un procès-verbal rédigé au château de Douvres nous donne une idée de l’ambiance qui régnait au décollage de l’aérostat :

[Voix d’acteur]

M. Blanchard est monté, accompagné du Dr Jeffries, dans son vaisseau volant. La sérénité empreinte sur le visage de cet artiste courageux et éclairé, le sang-froid admirable et la confiance de son compagnon, ont pu à peine rassurer les spectateurs nombreux que cet événement intéressant avait rassemblés pour être témoins du triomphe de ces intrépides aéronautes qui, après avoir pris congé de l’assemblée, s’élevèrent majestueusement aux acclamations unanimes d’une multitude immense.

[Narratrice]

Jeffries lui-même nous fait part de ses impressions dans le récit de son voyage :

[Voix d’acteur]

La matinée était belle, claire et sereine, mais d’un froid insensé. À une heure précise, nous nous élevâmes doucement et majestueusement du rocher qui était, dans le moment de notre ascension, presque couvert d’une magnifique assemblée de Douvres, des villes et villages environnants, de voitures et de chevaux, ainsi que la côte étendue de Douvres couronnées d’un grand concours de peuple avec nombre de bateaux assemblés près du rivage sous les rochers.

Nous passâmes au-dessus de plusieurs vaisseaux qui nous saluèrent avec leur pavillon. Nous commençâmes à apercevoir une grande étendue des côtes de France. Les vues enchanteresses d’Angleterre et de France qui nous étaient alternativement présentées par le mouvement de rotation augmentèrent grandement la beauté et la variété de notre situation. Nous étions à cette région où l’homme se trouve dans un état de béatitude : nous foulions à nos pieds l’immensité et nous jouissions du plus beau ciel, bien que régnait le silence, éloignés des humains et n’apercevant qu’une vaste solitude à la ronde. Élevés au plus haut, parcourant l’immensité à l’aventure, la subtilité de l’air dont nous souffrions beaucoup, occasionna une grande dilatation. 

[Narratrice]

Après presqu’une heure de vol, les voyageurs constatent que le ballon perd de l’altitude.

[Voix d’acteur]

À 1h50, je trouvais que nous descendions rapidement ; nous jetâmes alors notre cargaison au fur et à mesure. À 2h15, nous n’avions plus la moindre chose de lest à jeter, exceptés les ailes, l’appareil et les ornements du char avec nos habits. Nous ôtâmes ceux-ci et mîmes nos corsets de liège afin d’être préparés à tout événement.

Mais pour nous dédommager d’une telle situation, nous avions une vue agréable et attirante des côtes de France, du cap Gris-Nez jusqu’à Calais. Nous nous préparâmes à nous placer dans nos bouées quand je vis que nous remontions.

[Narratrice]

Alors que la situation s’annonce critique, les explorateurs constatent avec soulagement qu’ils approchent des côtes françaises mais aussi qu’ils se situent au-dessous des falaises. À ce moment, un vent ascendant fait vivement remonter le ballon et son courageux équipage. À trois heures précises, les premiers vainqueurs de la Manche par la voie des airs passent la côte française.

[Voix d’acteur]

Nous passâmes par-dessus les montages entre le cap Gris-Nez et le Blanc-Nez. Rien ne pouvait surpasser la superbe apparence des villages, des champs, des routes, des maisons de campagne après avoir été justement sur la mer deux heures. Nous vîmes bien que nous effrayions ces bons paysans, qui couraient çà et là comme des moutons égarés.

Malgré le temps beau et clair, le froid nous tenaillait depuis que nous avions jeté nos habits par-dessus bord. C’est alors que je m’aperçus que notre machine était portée vers le sud-est et que nous descendions graduellement. Nous ôtâmes alors nos combinaisons de liège pour favoriser cela.

Nous vîmes que nous nous dirigions vers une forêt qui paraissait plus étendue qu’elle ne l’était probablement. Nous nous approchions si près de la cime des arbres de la forêt que nous découvrîmes qu’ils étaient larges et forts et que nous descendions avec une grande rapidité vers eux. Nous passâmes si près d’eux que je pouvais attraper les plus hautes branches de l’un d’eux, et par ce moyen arrêter les progrès ultérieurs du ballon. Lorsqu’une quantité de gaz suffisante se fut échappée, poussant le char d’une branche à l’autre, nous trouvâmes un espace suffisant entre les arbres qui nous permit de descendre tranquillement sur la surface du terrain, un instant avant 4h.

Nous nous trouvions dans la forêt de Guînes, non loin d’Ardres, près du terrain célèbre par la fameuse entrevue entre Henri VIII et François Ier.

[Narratrice]

Les intrépides voyageurs viennent effectivement d’atterrir dans la forêt de Guînes, comme l’indique le procès-verbal dressé dans la soirée chez maître Dessaux, notaire royal installé au bourg de Guînes :

[Voix d’acteurs]

L’an 1785, le septième jour du mois de janvier, six heures du soir, en notre étude et par devant nous
Jean Louis Nicolas Joseph Dessaux, notaire royal à Guînes et pays reconquis soussigné, sont comparus volontairement le sieur Louis Marie Dufossé, marchand brasseur, et le sieur Jacques Peltier, aubergiste, tous deux demeurants audit Guînes.

Lesquels nous ont dit et déclaré, que ce jour vers trois heures
un quart après-midi, étant au lieu nommé la Guinguette à l’extrémité de Guînes du côté de la forêt, ils ont aperçu dans les airs, au-dessus de la plaine qui est entre Guînes et ladite forêt, un ballon aérostatique à une hauteur assez considérable qui allait du nord-ouest au sud-est.

Mais qo qu’ch’est ct’engin ?

On diro ben un ballon qui flotte. Y a même eune tchiotte nacelle avec des pantins qui gigotent ed’din.

Allons vir cha de plus près avan qu’ils ns’écrasent !

[Narratrice]

Les deux hommes arrivent à l’endroit où la nacelle des aéronautes se trouve suspendue entre deux chênes. Ils découvrent avec stupéfaction deux hommes en sous-vêtements, la tête couverte, l’un d’un chapeau, l’autre d’un bonnet de coton.

[Voix d’acteurs]

Ohé, tout va bien là-haut ?

Oui, je vous remercie mon brave ! Si vous aviez l’amabilité de nous aider à descendre…

Tenez, attrapez c’tte corde.

Mon ami, nous l’avons fait, nous avons traversé la Manche ! Je suis au comble de la félicité, venez donc m’embrasser.

Avec plaisir, mon cher ! Mes braves, quelle heure est-il ? Je ne crains que ma montre ne se soit déréglée en raison des variations atmosphériques.

3h et demie, M’sieur.

Parfait. Nous pouvons donc en déduire qu’en voyageant, nous flottâmes, suspendus dans l’atmosphère, pendant deux heures au-dessus de la mer, et pendant 7 minutes au-dessus des terres de France. [pause] Je me présente Messieurs. Jean-Pierre Blanchard, ingénieur et aéronaute, pour vous servir. Et mon compagnon de route, le docteur Jeffries.

Euh… Bonjour. Mi ch’est Jacques Peltier, j’suis aubergiste. Et cti-là, c’et Louis Dufossé, l’brasseur.

Enchanté Messieurs. Pardonnez nos tenues négligées. Partant de Douvres, nous venons de traverser la Manche et les péripéties du vol nous ont contraints à nous délester de tout poids inutile, au-delà de la bienséance.

Mais vous devez être gelés ! Prenez donc m’redingote et rentrons chez moi vous réchauffer avant qu’vous n’attrapiez l’mort.

Effectivement, nos membres sont tout engourdis. Nous vous remercions et acceptons chaleureusement votre proposition.  

Mais quo qu’ch’est qu’tu ramènes là Jacques. Ch’est qui ces mal attifés ?

Tais-te donc Marie. Voici deux grands hommes. Des explorateurs. Ils viennent ed traverser l’Manche.

Hein ?

N’toccupe pas de cha et va plutôt préparer les ch’vaux pour conduire ches Messieurs à Calais.

[Narratrices]

La nouvelle se répand rapidement dans le pays et les deux hommes deviennent l’attraction du jour. Les gentilshommes voisins se pressent pour adresser leurs hommages aux voyageurs. Le vicomte Desandrouin, exploitant des mines d’Hardinghen, les reçoit dans son château, tandis que le ballon et sa nacelle sont envoyés chez Monsieur Guizelin de Grand-Maison, ancien capitaine d’infanterie. Ce n’est que vers 1h et demie du matin, en présence d’une foule considérable malgré l’heure tardive, que les héros franchissent triomphalement les portes de Calais. Ils sont reçus en grande pompe par les autorités de la ville. Blanchard recevra par ailleurs le titre de citoyen d’honneur de Calais, et une multitude de tirades de vers seront déclamés en l’honneur des aéronautes.

Deux jours plus tard, une délibération de la municipalité de Guînes statue pour l’érection d’une colonne à l’endroit où les deux hommes se sont échoués et le 18 janvier, Jacques de Guizelin se pourvoit auprès du conseil du Roi.

[Voix d’acteurs]

Sire, Messieurs les ministres, j’ai l’immense honneur de vous adresser une requête, au nom du conseil municipal de Guînes, pour l’érection d’un monument commémoratif en l’honneur de l’exploit de Monsieur Blanchard.

Nous avons en effet entendu parler de cette traversée qui nous a fortement impressionné. Vous n’êtes pas sans savoir que les sciences sont chères à notre cœur. Non seulement nous accédons à votre demande, mais notez, Monsieur le Ministre des finances, que nous souhaitons attribuer à M. Blanchard la somme de 12 000 francs avec une pension annexée de 1 200 francs/an.  

Comme cette aventure est grisante et romanesque ! Madame de Polignac, cela me rappelle les coiffures extravagantes de Madame Bertin, vous souvenez-vous ?

Tout à fait votre Majesté. Je me souviens fort bien de la mode du chapeau à la montgolfière, comme on la nommait. Cette coiffure était si délicieuse !

Vos majestés sont trop bonnes. Nous ne savons comment vous remercier.

[Narratrice]

Dès février, les travaux commencent. Les plans de la colonne sont confiés à M. Fortin, sous la surveillance de M. Delaunoy, procureur du roi. Le 25 mai se déroule la pose de la première pierre par le vicomte Desandrouin, qui est ensuite bénie par l’abbé Godde, curé de la paroisse. De chaque côté de la colonne est gravé un texte, sur une face en latin, sur l’autre en français. On y lit :

[Voix d’acteur]

Sous le règne de Louis XVI, 1785, Jean-Pierre Blanchard, des Anelis en Normandie, accompagné de Jean Jeffries, anglais, partis du château de Douvres dans un aérostat, le 7 janvier à une heure et quart, traversa le premier les airs au-dessus du pas de Calais et descendit à trois heures trois quart dans le lieu même où les habitants de Guînes ont élevé cette colonne à la gloire des deux voyageurs. Signés : de Guizelin, maire, Fortin, Berger, Delaunay, Lefebvre, échevins et officiers municipaux.

[Narratrice]

Un an après la traversée, jour pour jour, soit le 7 janvier 1786, la colonne Blanchard est inaugurée en grande pompe en présence des deux pionniers. Jeffries rentre ensuite en Angleterre où il décède d’une maladie de poitrine en 1788 à l’âge de 29 ans. Fort de son succès et sa nouvelle notoriété, Blanchard exécute encore de nombreux vols à travers le monde. Son ascension prend fin en février 1809, lors de sa 66e traversée, où il fait une grave chute qui cause sa mort. Encore aujourd’hui, dans la forêt de Guînes, la colonne Blanchard, du haut de ses 8 mètres 25, rappelle l’exploit des deux aventuriers intrépides qui réalisèrent le rêve de toute une époque.

Télécharger la bande son (mpeg, 40.26 Mo)

Crédits

Cet épisode a été écrit, interprété et réalisé par les archives départementales du Pas-de-Calais et le château d'Hardelot.

Nous remercions Un beau joueur et Loïck pour le générique original, ainsi que les agents des archives du Pas-de-Calais et du château d'Hardelot pour leur interprétation.

Sources

Journal de John Jeffries. Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 J non coté (fac-similé).

Traversée de la Manche en ballon par Jean-Pierre Blanchard : procès-verbal du 7 janvier 1785. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 E 76/158.

Érection d’un monument commémoratif : procès-verbal du 25 mai 1785. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 E 76/158