[Narratrices]
La chasse aux sorcières est un phénomène commun à tous les pays d’Europe, de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle. De nombreux témoignages, venant de la France entière, évoquent des procès intentés pour sorcellerie. Les rites païens et les superstitions sont encore profondément enracinés dans les esprits et, dans un monde essentiellement paysan, la croyance aux pouvoirs magiques des sorcières est forte.
Pour expliquer cette croyance, il faut la resituer dans son contexte. Pour la population rurale, la croyance aux pouvoirs magiques et au surnaturel permet d’expliquer les maux auxquels elle est confrontée : faim, misère, stérilité, animaux sauvages, guerres incessantes, et épidémies meurtrières. L’ignorance et la peur sont le terreau de l’obscurantisme religieux.
Le sentiment d’injustice et la souffrance profonde du peuple réclament un coupable. Il faut trouver un bouc émissaire, souvent membre de la communauté villageoise mais que celle-ci sacrifie en victime expiatoire par suite de rumeurs et de dénonciations. Car la caractéristique commune à tous ces procès est sans nul doute la vengeance. L’accusation de sorcellerie est encore la manière la moins risquée de se débarrasser d’une personne gênante. Rappelons qu’à cette époque, les mœurs sont dures ; l’exécution publique est encore le "spectacle" du peuple.
Les archives départementales du Pas-de-Calais conservent dans leurs fonds quelques-uns de ces procès de sorcellerie. Nous allons vous raconter ici l’histoire de Marie-Madeleine Salmon, assassinée en 1816 dans un petit village du Calaisis. L’arrêt de la cour d’assises de Saint-Omer du 30 mai 1817 nous éclaire sur cette affaire mêlant crime familial et rumeurs de sorcellerie.
[Voix d'acteurs]
- Témoin, déclinez votre identité et la raison de votre présence dans ce tribunal.
- Je m’appelle Charles Fontaine. Je suis l’adjoint du maire de Landrethun-lès-Ardres. Au petit matin du 16 octobre de l’année dernière, François Deguillage est venu me réveiller, pour me dire qu’on venait de retrouver le corps de Marie-Madeleine Salmon, dans le chemin qui conduit au val Landrethun à Licques. Un affreux assassinat… Le corps de la malheureuse était percé de toute part, au moins une trentaine de blessures faites par un instrument tranchant… et sa tête… elle aussi elle était dans un drôle d’état, toute écrasée. Le crime semblait dater de la nuit d’avant.
[Narratrice]
En 1816, Landrethun-lès-Ardres est un petit village de presque 500 habitants, dont la population, essentiellement agricole et artisanale, est dispersée en plusieurs hameaux. Les habitants vivent modestement de la terre et de leurs mains, peu d’entre eux savent écrire. La vie est rude et la mortalité élevée. Dans ce décor âpre, balayé par les vents du nord, va se jouer un huit-clos familial, mêlant rancœur, jalousie et superstition.
[Brouhaha]
- Silence ! Bien. Continuez. Qui sont ces personnes ?
- Les Salmon et les Deguillage, ce sont des familles du village. Ils sont parents et voisins. La femme Deguillage d’ailleurs, c’est une Salmon aussi, c’était même la cousine de la victime.
- La victime justement. Dites-nous-en un peu plus à son sujet.
- Elle s’appelait Marie-Madeleine Salmon. Elle vivait seule avec sa fille, une fille naturelle entre nous. Bref, les deux habitaient la maison des patriarches, depuis qu’ils étaient morts. Ses frères habitaient pas loin, tous dans une grande ferme au Val. Il a Charles d’abord. Lui, il est charretier et bûcheron. C’est lui l’aîné, il s’occupe de tout la famille. Il a d’ailleurs pris la petite de Marie-Madeleine après que sa mère ait été tuée.
Après, il y a Antoine. C’est le benjamin de la famille. Et pourtant, c’est lui qui avait le mieux réussi, il était balotteur. Il vivait là avec sa femme et ses six mioches. Et enfin, il avait aussi François Deguillage, un cordonnier, et puis ses gosses et sa femme, Marie-Prudence Salmon.
Tout ce monde-là vivait ensemble, les uns à côté des autres. Et puis un jour, il a eu une querelle, entre Marie-Madeleine et Antoine. Elle l’a accusé de vol de je ne sais pas quoi et puis après, c’était la guerre entre le frère et la sœur.
- C’est pour cette raison qu’il l’aurait tuée ?
- Non… c’est à cause… de…
- Eh bien ! Parlez !!
- C’est à cause des petits. Ils sont tous morts.
- Quels petits ?
- Les gosses Salmon et Deguillage, pardi ! Antoine les avait tous perdus dans leur première année. Et François était en train de perdre les siens. Le petit Jean-Louis n'était raide que depuis quelques mois à peine que son frère, Jean-Baptiste, tombe malade aussi. Pour les deux hommes, c’était clair comme de l’eau de roche.
- Ah bon ? Ils étaient docteurs aussi ? Expliquez-nous.
- Non. Ils pensaient que Marie-Madeleine leur avait jeté un sort.
[Narratrices]
À cette époque, la mortalité infantile est très élevée, surtout dans les campagnes. Les maladies infantiles et les épidémies sont encore à l’origine de nombreux décès chez les enfants en bas âge durant le XIXe siècle. Les entérites et les diarrhées, causées par l’allaitement artificiel au biberon, provoquent la moitié des morts prématurées chez les nourrissons. Il faut attendre les découvertes de Pasteur, les progrès de la médecine et la mise en place de politique hygiénistes et d'assistance en faveur de la santé des enfants pour enrayer cette hécatombe.
Mais pourquoi associer cette mortalité à de la magie ?
La piété religieuse est encore singulièrement naïve en ce début du XIXe siècle rural. Il n’ést alors pas rare de penser que la récitation de prières peut faire des miracles ou que fixer des images de saints protecteurs sur les portes des chaumières repoussera le mauvais œil. Les événements incompréhensibles sont souvent expliqués par la magie et le merveilleux.
[Voix d'acteurs]
- Un sort ? Un sort magique ?
- Oui... Eh, ne me regardez pas comme ça ! C’est pas moi qui le dis, hein ! Demandez donc à Prudence !
- Bien. Faites entrer le second témoin. [Bruit]. Déclinez votre identité, je vous prie.
- Je m’appelle Marie-Prudence Salmon. Je suis la femme Deguillage.
- Je vous remercie Madame. Pourriez-vous compléter le témoignage de Monsieur Fontaine ? Parlez-nous un peu de ces histoires de sortilèges.
- Ce n’est pas des histoire, Monsieur le juge. Tout ça est vrai… D’ailleurs, on avait fait le test du balai et elle n'avait pas pu rentrer.
- Le test du balai ?
- Oui, Monsieur le juge. François avait mis un balai en travers du seuil de la maison. Et Madeleine, du coup, ne pouvait plus entrer, parce que c’était une sorcière. Mais Antoine, lui, a pu rentrer. C’est ce qui l’a convaincu. Après ça, ils ont décidé de passer à l’acte. Si on supprimait la source du mal, Jean-Baptiste guérirait, c'est ce qu'ils disaient.
- Édifiant ! Et qu’avaient-ils prévu pour "passer à l’acte" ?
- Antoine devait aller à Calais, il devait ramener du poison. Mais il n’en avait point trouvé. Du coup, François a demandé à Marie-Madeleine de le rejoindre pour couper des verges sur le chemin du Val, à la nuit tombée pour ne pas qu’on les voit. C’est là qu’Antoine attendait sa sœur. Il l’a assommée avec un bâton. Et… vous connaissez la suite. Il fallait que je soulage ma conscience, Monsieur le juge, ce poids me gênait terriblement. Que Dieu me pardonne.
[Narratrices]
Après la découverte du corps, c’est l’effroi au sein de la petite communauté. Les soupçons ne tardent pas à se porter sur Antoine, que tous savent en conflit avec sa sœur.
Antoine Salmon et François Deguillage sont rapidement arrêtés et interrogés par le juge de paix du canton ; les langues ne tardent pas à se délier et les témoignages les accablent.
Ils sont transférés du dépôt de sûreté d’Ardres à la prison de Saint-Omer. Antoine Salmon y décède le 10 janvier 1817, avant le début de son procès. Jugé coupable de meurtre avec préméditation, François Deguillage est condamné à mort par la cour d’assises, le 30 mai.
À la lecture de l’arrêt, son visage ne trahit aucune émotion ; mais en sortant du tribunal, il s‘écroule. Il est exécuté le 14 août à midi, sur la grand’ place de Saint-Omer où se presse une foule curieuse. L’affaire a effectivement fait sensation, en raison de la folle crédulité des assassins.
Tragique ironie du sort : le jeune Jean-Baptiste Deguillage décède le 16 octobre 1816 à 4 heures du soir, soit moins de 24 heures après le meurtre de sa tante ; il est suivi de près par la fille de la sorcière, morte à 2 ans, le 10 mars 1817, au domicile de son oncle Charles Salmon.
Retrouvez les documents relatifs à cette affaire sur le site internet des archives départementales du Pas-de-Calais.
Avant de nous quitter, saviez-vous que la lutte contre la sorcellerie se développe à partir du XVe siècle, en parallèle aux efforts de réorganisation religieuse et politique. La croyance en une secte démonolâtre, agglomérant en elle tout l’imaginaire lié aux hérésies, amène le tribunal de l’inquisition d’Arras à s’attaquer aux "Vaudois", accusés de se rendre par les airs dans des assemblées présidées par le diable. C’est la Vauderie d’Arras. Entre mai et octobre 1460, 29 personnes sont accusées de culte satanique. 12 sont brûlées vives. Les femmes représentent un tiers des accusés mais deux-tiers des victimes, la plupart des prostituées, dans une offensive rigoriste contre les pratiques sexuelles illicites.
La chasse aux sorcières vise essentiellement des femmes âgées, veuves ou plusieurs fois remariées, pauvres voire illettrées. Ces sont aussi des femmes qui vivent à la marge de la société et dont les connaissances sur la fertilité, les accouchements et la pharmacopée des plantes sont jugées suspectes. Quelques milliers d’entre elles ont été condamnées dans les Pays-Bas méridionaux.
Les chasses aux sorcières s’atténuent à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Pourtant, dans les campagnes, où le niveau d’instruction demeure faible, la superstition se mêle à la dévotion jusqu’au XIXe siècle. Aujourd’hui, la figure de la sorcière est reprise dans la culture populaire et les contes, ainsi que par les mouvements féministes.
La sorcière la plus célèbre du le Pas-de-Calais est Marie Grauette, une kidnappeuse d’enfants maléfique, vivant dans les marais audomarois…
Ce podcast vous a été présenté dans le cadre de l’exposition itinérante « Histoires d’Elles » consacrée aux femmes dans l’histoire du Pas-de-Calais. Il a été réalisé par les Archives départementales du Pas-de-Calais en partenariat avec l’Université d’Artois à Arras.