Durant les premiers mois du conflit, la Grèce n’est pas au centre des intérêts du gouvernement français. Ce n’est qu’au moment du débarquement des troupes alliées à Salonique le 5 octobre 1915 que cet intérêt va se concrétiser, d’autant que le même jour, son premier ministre Venizélos démissionne consécutivement au refus du roi Constantin 1er (beau-frère de l’empereur Guillaume II) d’accorder la participation de son pays aux opérations alliées. Le pays, divisé entre un roi germanophile et un Premier ministre rallié aux puissances alliées, qui espère ainsi étendre l’emprise territoriale son pays aux dépens de la Bulgarie et de l'Empire ottoman, offre à cette période le visage d’un traître à l’égard de la cause de l’Entente.
Alors qu’un vote de la Chambre grecque sur la politique générale le 4 novembre 1915 oblige le nouveau cabinet d’Alexandre Zaïmis à démissionner, le roi Constantin offre le pouvoir à Stéphanos Scouloudis. Les déclarations de ce dernier sur le désarmement des soldats serbes ou alliés du front d’Orient, dans l’hypothèse où ces derniers pénétreraient sur le sol grec, indisposent le gouvernement français, conscient des risques que courent alors les troupes françaises et anglaises. Cette position conduit les Alliés, alors maîtres de la mer, à menacer ouvertement le roi Constantin de représailles dans le cas d’une éventuelle initiative contre les Serbes.
Deux conférences interalliées (celle de Paris les 4 et 5 mai 1917, et celle de Londres les 28 et 29 mai 1917) permettent de trouver un accord qui satisfait toutes les parties : les Alliés décident d’envoyer Charles Jonnart, spécialiste des questions coloniales, en qualité de haut-commissaire en Grèce pour obtenir l’abdication de Constantin 1er. En agissant en Grèce pour rétablir la constitution bafouée, la France, le Royaume-Uni et la Russie se conforment à leur mission de puissances protectrices de la Grèce définie par le traité de Londres du 7 mai 1832 par lequel elles reconnaissaient l’établissement du Royaume de Grèce et en choisissent le dirigeant.
Du 6 juin 1917 - date de son arrivée en rade de Salamine - au 9 juillet 1917, jour où il regagne la France, Charles Jonnart parvient à empêcher le ralliement des régiments actifs dans le Péloponnèse. Le 7 juin à Salonique, il convient avec le général Sarrail d’une série d’opérations simultanées pour le 10 au soir à Corinthe, en Thessalie, et à Athènes. Les Anglais protestant contre son projet de débarquement le 10 juin, Jonnart diffère son débarquement au 11 juin.
C’est à bord du croiseur "Bruix" que le président du conseil Zaïmis reçoit des mains du haut-commissaire français la demande d’abdication, ce dernier leur laissant un délai de réponse courant jusqu’au lendemain midi. Charles Jonnart profite de cette occasion pour rappeler le souvenir de sa patrie martyre : "Arras, la capitale de mon pays d’origine, a été rasée par les Allemands… J’irais, s’il était besoin, jusqu’à faire d’Athènes une nouvelle Arras…". Le roi Constantin se retire l’après-midi même au profit de son fils Alexandre. La nouvelle étant rendue publique le 12 juin au matin, les fusiliers-marins débarquent au Pirée et non à Eleusis comme l’avaient prévu les instructions de Ribot.
En destituant Constantin qui avait usé de déloyauté voire de trahison à leur égard, cette victoire morale sert les intérêts des Alliés, d’autant plus que l’action brillamment préparée par le général Sarrail et les moyens mis en place, ont évité toute effusion de sang. Enfin, comme le roi déchu n’est autre que le beau-frère du Kaiser, son abdication constitue une grave humiliation pour ce dernier.
Charles Jonnart jouera un rôle de choix dans la succession du roi et le rétablissement de l’unité de la Grèce. Désormais seul représentant des Puissances alliées après le départ des chargés d’affaires britanniques et russes, il décide d’encourager et de suivre les pourparlers sans intervenir trop ouvertement. Le 27 juin 1917, Venizélos prête serment comme Président du Conseil et décide de rompre les relations diplomatiques avec les puissances centrales.
M. Jonnart en mission
L’honorable sénateur du Pas-de-Calais est le cinquième parlementaire qui reçoit avec le titre de Haut-Commissaire, la responsabilité de représenter la France à l’étranger. M. Jonnart, cependant, a reçu la mission de beaucoup la plus importante puisqu’il est à Athènes le porte-parole des Puissances protectrices de la Grèce et qu’il agit non seulement au nom de la France, mais aussi pour le compte de l’Angleterre et de la Russie.
Nous n’avons aucun lien politique avec M. Jonnart et notre indépendance complète à son égard nous permet de juger en toute impartialité et l’homme et le choix du Gouvernement. L’homme est grand financier, président de la Cie de Suez. Administrateur averti, il possède en outre un puissant bagage de connaissances diplomatiques et de l’avis de gens autorisés, son rapport sur les affaires de Grèce le désignait pour le poste de Haut-Commissaire à Athènes.
Le "Télégramme" fut le premier à signaler le choix que devait faire M. Ribot, et à indiquer dans les limites où la censure le permettait, la nature de la mission confiée au sénateur du Pas-de-Calais.
M. Jonnart arrive à Athènes muni, sans aucun doute, des pouvoirs les plus étendus pour faire respecter la convention de 1832 qui organisait l’état politique de la Grèce.
Il ne m’est pas permis de donner ici des précisions sur la mission du Pas-de-Calais, mais je peux dire qu’elle est de la plus haute importance et qu’elle dépasse de beaucoup celle de régler la question des blés de Thessalie pour laquelle point n’était besoin d’envoyer un Haut-Commissaire à Athènes.
Il est de toute évidence que M. Jonnart aura à fixer un nouveau statut de la politique grecque à l’aide d’un compromis qui ne froisse pas les susceptibilités nationales tout en donnant à M. Venizelos la situation à laquelle il a droit.
La Grèce, si unie, si enthousiaste en 1913, est aujourd’hui divisée profondément ; deux gouvernements, celui d’Athènes et celui de Salonique opposent leurs conceptions nationales, luttent sourdement, partagés sur la politique étrangère plus encore que sur la politique intérieure.
On aurait tort de croire que la thèse royaliste s’oppose à une thèse démocratique. Là n’est pas le conflit, il est dans la mésintelligence de deux hommes représentant deux tendances opposées.
Les loyalistes invoquent en faveur du roi son horreur de la guerre, son indépendance à l’égard de l’Entente, son habileté à tromper les diplomates. Les vénizélistes ripostent qu’en réalité Constantin n’est nullement neutre, que son attitude masqué la volonté de participer au conflit dès que les circonstances le permettront, que le roi a reçu de son beau-frère la promesse, pour prix de son appui, de recevoir Chypre, l’Albanie et le Dodécanèse.
Mais quelles que soient les tendances réelles du roi, il n’est plus possible de vivre dans le statu quo et il faut régler le présent et à l’avenir. Pour le présent un fait domine toute la situation, c’est la présence des armées alliées en Macédoine et l’impérieuse nécessité dans laquelle nous nous trouvons d’assurer leur ravitaillement et leur sécurité. A l’heure actuelle, le danger est en Thessalie et c’est pourquoi cette question est mêlée si intimement à la mission de M. Jonnart. Il s’agit de savoir si les blés de cette province iront à la zone et aux troupes soumises au Roi, ce qui rendrait le blocus inefficace, ou si les récoltes seront partagées entre les gouvernements d’Athènes et de Salonique. Le problème de demain, c’est le règlement de la question des influences allemandes à Athènes et celui des frontières.
Sur tous ces points, M. Jonnart a reçu des instructions aussi précises que formelles des puissances protectrices et l’occupation d’une partie de l’Empire par les troupes italiennes ̶̶ dans un but militaire facile à comprendre ̶ ne met point obstacle à leur réalisation.
De quelle nature est la formule transactionnelle que M. Jonnart a dû déjà faire connaître au Roi ?
Elle ne touche en rien au régime, nous dit-on et ne porte que sur une question de personnes et de méthodes.
L’habileté consisterait, à n’en pas douter, à éloigner du Trône toutes les influences germanophiles et à assurer le retour de M. Venizelos à Athènes. Il n’est pas impossible de réaliser ce programme et M. Jonnart s’y emploiera, sans doute, avec talent et fermeté.
L’Angleterre qui tient au règlement immédiat de la question grecque a fixé les bases de l’accord établi entre les puissances protectrices et nous ne doutons pas que le roi Constantin ne l’accepte parce qu’il ménage sa susceptibilité.
La solution préconisée n’est pas la plus énergique, mais, à coup sûr, c’est la seule qui puisse intervenir sans bouleverser profondément la vie nationale grecque et laisser des germes de guerre civile.
Nous devons donc faire confiance à notre compatriote qui, nous l’espérons, saura parler à Athènes un langage que, depuis longtemps, le roi Constantin devrait avoir entendu.
Edmond EQUOY.
Le Télégramme, mercredi 13 juin 1917. Archives départementales du Pas-de-Calais, PG 9/27.