Les archives départementales du Pas-de-Calais ont la particularité de conserver, au sein du trésor des chartes d’Artois, quelques actes du XIIIe siècle, rédigés dans la région des Pouilles !
Une intrigante affaire opposant le comte d’Artois Robert II à un certain comte d'Acerra ressurgit alors de l'oubli, notamment grâce aux travaux de Jean-Marie Martin ou encore Xavier Hélary et Alain Provost (références bibliographiques en fin d’article).
Robert II d’Artois et les Angevins
Né en septembre 1250, Robert II est le fils posthume du comte d’Artois Robert Ier, mort pendant la bataille de Mansourah le 8 février 1250, et de Mathilde de Brabant. Il est non-seulement le neveu du roi de France, Saint Louis, mais aussi du roi de Sicile, Charles Ier d’Anjou (1227-1285).
Adoubé par Saint Louis en 1267, en même temps que le futur Philippe III, Robert participe vaillamment, tout comme son oncle Charles d’Anjou, à la huitième croisade, à Tunis en 1270. C’est probablement à cette occasion que le comte artésien noue un lien privilégié avec la maison angevine. Couronné roi de Sicile à Rome, en février 1266, durant la lutte entre guelfes et gibelins, Charles d’Anjou a toujours eu un grand besoin d’hommes de confiance pour maintenir son royaume. Dans un état de guerre quasi-permanente, il fait ainsi appel à son neveu Robert, qui séjourne à deux reprises en Italie :
- En 1275-1276 : en décembre 1275, Robert d’Artois est nommé capitaine et vicaire général du royaume de Sicile par Charles Ier, qui doit effectuer un voyage de quelques mois dans l’État pontifical.
- Entre 1282 et 1291 : Robert d’Artois arrive à Naples avec son cousin Pierre d’Alençon (1251-1283) au lendemain des Vêpres siciliennes. Le 31 juillet 1283, le futur Charles II (1254-1309), vicaire du royaume, lui confie le commandement de l’armée en lutte contre les Aragonais. En août 1284, le roi le fait vicaire général en Sicile, alors occupée par ces derniers. Le prince héritier ayant été capturé lors d’une bataille navale, Charles Ier désigne Robert d’Artois comme baile [ note 1] du royaume, le 6 janvier 1285, veille de sa mort. Le pape Martin IV l’approuve, en tant que suzerain du roi de Sicile, mais impose un corégent en la personne du cardinal Gérard, évêque de Sabine. Charles II est libéré de captivité en 1289, mais est souvent absent du royaume ; Robert d’Artois continue ainsi de gouverner jusqu’à son retour en France en novembre 1291.
Jusqu’à sa mort survenue lors de la bataille de Courtrai, le 11 juillet 1302, il semble avoir continué à veiller sur les intérêts de son cousin Charles II. Les archives départementales du Pas-de-Calais conservent encore 26 actes, dispersés dans la série A [ note 2], en lien avec le royaume de Sicile. Il y est essentiellement question des biens possédés par le comte d’Artois dans le royaume sud-italien, servant de compensations financières pour son investissement ; mais aussi d’un dossier tout autre… !
Un acte judiciaire sud-italien mis à l'honneur
Le contexte étant posé, intéressons-nous particulièrement au petit dossier qui relate l’affaire Acerra. Formé de trois documents, celui-ci reconstitue – au moins partiellement – la procédure suivie par le comte d’Artois :
- A 900/1 : sentence du procès en trahison et lèse-majesté du comte d’Acerra Adenolfo d’Aquino en date du 22 novembre 1286. Il s’agit de la pièce la plus importante du procès, décrite et retranscrite dans la légende de la photographie ci-dessous.
- A 900/2 : double de l’acte précédent : qu’il s’agisse d’une copie ou d’une ébauche, cet acte, en partie rongé sur le côté droit, n’apporte aucune information supplémentaire.
- A 900/3 : procès-verbal de l’enquête sous forme de cahier, contenant le résultat de l’interrogatoire mené auprès de 80 personnes sur l’action du comte d’Acerra.
L’acte coté A 900/1 est un grand parchemin écrit en latin d’une graphie gothique régulière. Il a pour intérêt d’éclairer une partie de la procédure qui a permis la condamnation du comte d’Acerra.
Les deux bailes du royaume, Robert II d’Artois et Gérard de Sabine, rappellent tout d’abord que devant une cour tenue le 21 mars 1286, au palais San Lorenzo près de Foggia, ont été portées de graves accusations contre Adenolfo d’Aquino, comte d’Acerra. Rinaldo d’Avella, un feudataire important, capitaine des Abruzzes et de la Terre de Labour, l’a, en effet, dénoncé comme traître et lèse-majesté (de prodicione et lese crimine maiestatis commissis
), a proposé un duel judiciaire et a déposé des accusations écrites.
Celles-ci concernent l’attitude du comte d’Acerra en plusieurs occasions : pendant le siège de Messine, il se serait entendu avec l’ennemi ; il aurait ensuite cherché à soulever la Terre de Labour et à y faire tuer les Français ; enfin, capturé en même temps que le futur Charles II, il aurait entretenu des relations amicales avec l’ennemi pendant sa captivité ; il aurait encore correspondu avec l’archevêque de Capoue et avec son propre parent Conrad d’Antioche, rebelle dans les Abruzzes.
Rinaldo d’Avella et Adenolfo d’Aquino ont alors été incarcérés dans deux châteaux, celui de Canosa di Puglia (in castro Canu
) et celui de Barletta (in castro Baroli
), le temps que des témoignages soient recueillis :
Ad nostrum officium pertinebat super […] fuerant subtilem et diligentem inquisicionem facere, ne tantum scelus indiscussum et impunitum transiret et ne nos posset aliquis de defectu iusticie iuste arguere [Il était de notre devoir de faire une enquête approfondie […] afin que personne ne puisse nous accuser d’un manque de justice juste].
Il est ensuite rappelé que le pape Honorius IV avait demandé que le jugement n’ait pas lieu, pour le bien du royaume, et que l’accusé soit remis au légat. Robert d’Artois a toutefois obtenu du pape l’autorisation de le juger, à la condition qu’il ne soit pas condamné à une peine corporelle (coporalis pena).
Enfin, après examen des résultats de l’enquête, une nouvelle cour condamne le comte d’Acerra à l’incarcération et la confiscation de ses biens pour trahison et lèse-majesté.
Les enjeux de l’affaire Acerra
Le document présenté prouve que Robert d’Artois a voulu imposer son pouvoir, en dépit des circonstances politiques défavorables. La coercition pontificale l’a, cependant, empêché d’en tirer toutes les conséquences.
En mars 1292, quelques mois après le départ définitif de Robert II d’Artois pour la France, Charles II prend la décision de gracier Adenolfo d’Aquino. On y devine encore la pression de la papauté. Toutefois, le seigneur italien se fait à nouveau arrêter en Provence en septembre 1293, d’où il ne peut faire appel à la protection du pape. Il y est cette fois condamné pour trahison mais aussi pour sodomie, ce qui conduit à un épilogue bien plus brutal que lors du procès mené par le comte d’Artois.
La Chronique de Guillaume de Nangis rapporte, en effet :
Le comte d’Acerra, dans la Pouille, à qui Charles, roi de Sicile, avait confié la garde de son comté de Provence, ayant été trouvé et convaincu exécrable sodomite, et traître envers son seigneur, fut, par l’ordre du roi lui-même, traversé d’un dard de fer brûlant, depuis le fondement jusqu’à la bouche, et ensuite livré aux flammes.
L’affaire du comte d’Acerra – la seule que le comte d’Artois ait prise dans ses bagages – porte certainement en elle une dimension symbolique. Elle a dû revêtir une importance particulière aux yeux de Robert d’Artois, pour qu’il en ait conservé une trace alors qu’ont disparu de nombreuses autres affaires qu’il a jugées durant la dizaine d’années passées à la tête du royaume de Naples.
Petit-fils de l’empereur Frédéric II par sa mère, Adenolfo d’Aquino, comte d’Acerra, appartient à une famille soupçonnée de gibelinisme, en dépit des gages de loyauté qu’elle a pu donner aux Angevins. Son procès représente ainsi la quête de légitimité dans un royaume où personne n’est vraiment légitime entre Angevins, papauté, Aragonais, seigneurs locaux et Robert d’Artois lui-même.
Notes
[ note 1] C'est-à-dire régent.
[ note 2] Il s’agit des cotes : A 6/13, A 16/6bis, A 16/9, A 16/12, A 31/9, A 34/12, A 35/25, A 36/11-13, A 37/5, A 37/12, A 37/25, A 37/27, A 37/31, A 38/1, A 46/6-7, A 49/13, A 154/1-3, A 900/1-3 et A 1001/5.