Le 25 novembre 1784, une dispute éclate dans le village de Beugny, près de Bapaume, probablement à cause d'une méprise. L'un des protagonistes, Jean-Baptiste Decomble, décède sous les coups de son agresseur, Jean-Pierre Véret, qui prend la fuite. Le lieutenant général civil et criminel du bailliage de Bapaume, Ignace Joseph Delphin Haudouart (1753-1813), instruit alors cette affaire.
Une rencontre funeste
En ce soir d'automne 1784, le jour de la Sainte Catherine, tout paraît calme dans le village de Beugny, qui compte alors un peu plus de 700 âmes. Mais, tapi dans l'obscurité, à proximité des fenêtres d'une maison, un homme épie la veillée qui s’y tient. Entre 10 et 11 h, l'ambiance est bonne chez Stanislas Coutant, un fermier aisé du village, on y joue aux cartes entre amis. Soudain, l'un des convives, Jean-Baptiste Decomble, surnommé Raison, se lève et sort pour satisfaire un besoin naturel ; pour lâcher de l'eau
, comme le dit l'un des commensaux.
Dehors, dans le pré qui jouxte le corps de ferme, il rencontre un individu qui tente de se cacher derrière un prunier. Persuadé d'avoir été identifié, le dénommé Jean-Pierre Véret l'interpelle pour lui demander s’il venait pour le reconnaître. À quoi Jean-Baptiste Decomble lui répond : Qu’est-ce que cela te fait ?
. Véret l'invective alors de viédasse (c'est-à-dire, d'imbécile) et de cochon ! Puis, armé d'un bâton, il le frappe sur la tête, ce qui le fait immédiatement tomber.
Alerté par le vacarme, tout le voisinage sort pour observer l'altercation. Sa sœur, Pélagie Decomble, court aussitôt à sa rescousse, en criant Hé bien malheureux ! Lui as-tu donné le coup de la mort ?
et Tu veux donc le tuer, putain ?
. Et pour seule réponse, le forcené recule de quelques pas pour ramasser des pierres et les lancer sur l'assistance. Puis il revient près des Decomble pour asséner un coup de bâton sur l'épaule droite de Pélagie. Et il roue à nouveau son frère de coups, qui gît pourtant à terre, pris d'une crise de convulsions. Il dit à la victime Pour mon argent, il faut que je t’en donne
et le menace de revenir lui "couper le col" s'il s'avise de porter plainte. Tandis qu'Élisabeth Coutant hurle au meurtre et à l'assassin et qu'une autre voisine crie Mon Dieu ! Mon Dieu ! Il le tuera !
, Jean-Pierre Véret finit par s'enfuir. Il se rend, malgré tout, au cabaret de François Dupain, vers minuit, avec d'autres jeunes gens du village. Après avoir joué aux cartes et avoir bu, il avoue ses méfaits devant une petite assemblée médusée.
Pendant ce temps, Jean-Baptiste Decomble, inconscient, est relevé par Jean-Baptiste de Villers, valet de charrue de Stanislas Coutant, qui le traîne jusqu'à la maison de son maître. Une fois à l'abri, Raison gémit : Que l’on me donne un lit, je me meurs !
. Le maître chirurgien Simon Serré le visite, au cours de la nuit du 25 au 26, et lui trouve une contusion au pariétal gauche saignant beaucoup par l’oreille du même côté. Puis il lui administre "le savoir de son art" et lui fait une saignée. Malgré ces soins, la victime de l'agression est retrouvée morte le samedi 27 à 7 h du matin. Il n'avait alors que 35 ans. Deux heures plus tard, deux experts sont dépêchés par le bailliage de Bapaume pour constater les circonstances de la mort. Il est inhumé dès le lendemain dans le cimetière de la paroisse de Beugny par le curé Alexandre Deloffre.
Des papiers de procédure instructifs
Cette triste histoire, nous la connaissons grâce à un petit dossier, aujourd’hui coté 29 B 1, composé seulement de trois pièces. Bien que lacunaire, ce dossier est riche d'informations.
Le premier document, de quatre pages, date du 27 novembre 1784. Il est écrit de deux mains différentes. Il s'agit d'une ordonnance de commission, suivie d’une assignation de deux experts : un docteur en médecine et un maître chirurgien juré. Ils ont pour mission de se rendre sur place, à la requête du procureur du roi, pour constater la mort de Jean-Baptiste Decomble.
Le deuxième document – le plus intéressant – est l'information menée par le lieutenant général, assisté d'un greffier. Composé d'une trentaine de pages, il comporte les dépositions de seize témoins, interrogés les 1er, 2 et 9 décembre 1784.
Ces dépositions permettent de reconstituer l'incident dans les moindres détails, mais avec des points de vue et des registres de langue parfois divergents. Par exemple, lors de la rencontre, Véret aurait dit : Viens-tu viédasse pour me reconnaître ?
, selon le huitième témoin ; ou Tu es bien hardi de venir me reconnaître
" selon le douzième.
Le troisième document est le jugement du bailli, en date du 29 septembre 1785. Celui-ci condamne Jean-Pierre Véret à être pendu et étranglé jusqu'à ce que mort s’en suive par l’exécuteur de la haute justice à une potence plantée en place publique de Bapaume, en face de l’hôtel du bailliage. Toutefois, en l'absence du coupable, condamné par contumace, cette lourde peine n'est exécutée qu'en effigie. C'est-à-dire que l'exécuteur se contente d'inscrire le nom de Jean-Baptiste Véret sur un tableau attaché à la potence.
En effet, ce dernier a pris rapidement l'initiative de s'enfuir. En frappant sa victime, il aurait même dit qu'il allait se "mettre Dragon". Et un autre témoin indique avoir ouï-dire que, dès le lendemain, il était allé s'engager au château de Villers-au-Flos, amené par un nommé Leriche, cuirassier du village de Beugny. A-t-il bénéficié de l’aide du marquis de Louverval (1757-1844), alors châtelain de Villers-au-Flos et lieutenant-colonel d’infanterie ?
Une première lecture des pièces de ce procès amène à penser à une rencontre fortuite et à une mort presque accidentelle. Mais après réflexion, nous pouvons nous demander s’il ne s’agit pas plutôt d’un homicide volontaire avec préméditation. Pourquoi Véret espionnait-il cette maison ? Pourquoi était-il armé d’un bâton ? Ou s’agissait-il juste d’une branche ou d’un outil trouvé dans le pré ? Pourquoi dit-il Pour mon argent, il faut que je t’en donne ?
A-t-il donc été rémunéré pour tuer Jean-Baptiste Decomble ? Ou s’agissait-il simplement d’une dette de jeu entre les deux hommes ? Et comment a-t-il pu disparaître aussi facilement ? S’est-il fait exfiltrer ? Les archives resteront désespérément mutiques sur ces sujets…
Quoiqu’il en soit, les registres de l’enregistrement des cartes de sûreté, conservés aux Archives nationales (cote F7/4799) révèlent l’existence d’un certain Jean-Pierre Véret, recensé à Paris le 14 août 1793. Tout concorde : le nom, l’âge et même le lieu de naissance ! On y apprend qu’il vit à Paris depuis 1787 (rue de la Vieille-Monnaie, puis dans le quartier du Luxembourg) où il est cordonnier, comme l’était son père.
Un fragment du bailliage de Bapaume
Le bailliage de Bapaume ressortissait immédiatement au Conseil provincial d'Artois. Toutefois, à l'instar d'Hesdin, Bapaume était aussi le siège d'une juridiction des fermes qui ressortissait à la Cour des aides de Paris et qui avait en particulier la mission de sanctionner la contrebande sur la frontière picarde.
Son ressort était cerné à l'ouest, au nord et à l'est par la gouvernance d'Arras et au sud par le bailliage de Péronne. Fort d'une ville d'environ 5 000 habitants en 1790, et de 71 communautés, cette circonscription comptait environ 21 000 habitants. Il existait deux enclaves dans ce bailliage : celle d'Achiet-le-Petit relevant de la gouvernance de Béthune et celle de Villers-au-Flos, relevant du bailliage de Péronne en Picardie. C'est d'ailleurs peut-être pour cette raison que Jean-Pierre Véret s'est rendu à Villers-au-Flos, le lendemain de sa dispute.
Le corps des officiers était classiquement composé : du grand bailli qui assurait aussi les fonctions de "chef de la ville", d'un lieutenant-général (ici, Ignace Joseph Delphin Haudouart), du procureur du roi, d'un substitut de procureur, d’un greffier (Josse François Vitel), d'un commis assermenté, d’un huissier-audiencier et de cinq sergents.
Le fonds du bailliage de Bapaume a, malheureusement, subi le même sort que la plupart des fonds de juridiction d'Ancien Régime conservés aux Archives départementales du Pas-de-Calais. Les 84 registres, du XVIe au XVIIIe siècle, qui le composaient ont tous disparu lors de l'incendie du palais Saint-Vaast des 5 et 6 juillet 1915. Les pièces présentées aujourd'hui proviennent, quant à elles, de la collection du bibliophile Philippe Zoummeroff (1930-2020), dispersée en 2014.