Archives - Pas-de-Calais le Département
Les informations contenues dans cette page ne sont valables avec certitude que jusqu'à cette date et heure.

Pages archivées d'un amour perdu

Les secrets que recèlent les deux manuscrits présentés ici n’ont pas fini de laisser vagabonder notre imagination : l’histoire des amours contrariées de Philippe Caigniez et Marie Weigel nous a intrigués au point d’entreprendre des recherches dans divers fonds des archives. Hélas, il ressort de nos investigations davantage de questions que de réponses…

Commençons par le début…

Notre histoire débute avec un curieux ex-libris apposé sur un Manuel amusant ou recueil de chansons, vaudevilles, odes, romances, brunettes, musettes, rondeaux, etc., conservé dans la collection Barbier sous les cotes 4 J 1/1-2.

Les deux volumes, datés de 1760 pour le premier et de 1769 pour le second, portent la signature d’un mystérieux "P.L.J.C." et la mention "nouvelle édition". Tous deux sont dédicacés par l’auteur à une certaine Marie-Élisabeth-Josèphe Weigel.

Curieux ex-libris, car ceux de ce type, poétiques, sont assez rares. En effet, le livre personnifié s’exprime ici en octosyllabes :

J’appartiens à Marie-Élisabeth-Joseph Weigel, rue de Baudimont, Hôtel de Carnin.

De plaire à ma chère Maîtresse
Pour moi est un sort bien charmant ;
Et plus fidèle qu’un Amant,
J’ai plus de droit à sa tendresse.

Lu de ma Maîtresse avec zèle
J’aime mon Être tel qu’il est ;
Si jamais elle me perdoit,
Je perdrois encore plus qu’elle.

Perdu, si vous me retrouviez,
Menez-moi vers celle que j’aime,
Si l’on m’avoit donné des pieds,
J’y retournerois de moi-même.

Voudrois-je être à d’autres ? oh non !
De peur d’un nouvel esclavage,
Je veux que toujours son nom
Brille sur ma première page.

Dans les Archives de la Société française des collectionneurs d’ex-libris d’avril 1894, Victor Advielle, alors propriétaire des manuscrits, le décrit dans une notice spécifique :

L’auteur probable de ces vers n’était pas seulement l’admirateur de Mlle Weigel, il était surtout son ami de cœur ; et c’est pour elle qu’il fit aussi, de 1760 à 1769, un Manuel amusant, en deux volumes in-4°, qui résume en quelque sorte l’histoire du chant, à Arras, à cette époque.

Le premier volume de plus de 400 pages renferme 600 romances avec ou sans musique ; le second, inachevé, s’arrêta quand finirent les amours. Pour des raisons qui me sont inconnues, Mlle Weigel mourut célibataire, ayant toujours conservé le culte des lettres.

L’exposition rétrospective des arts et des monuments de 1896

Photogrpahie noir et blanc montrant des manuscrits sous vitrines et des tableaux aux murs.

Vue générale de la salle des manuscrits de l'Exposition rétrospective des arts et des monuments de 1896 au palais Saint-Vaast, Arras. Archives départemantales du Pas-de-Calais, 6 FiD 611.

Advielle semble attacher une certaine importance à Mlle Weigel et à ses manuscrits, puisqu’il les présente également lors de l’exposition rétrospective des arts et des monuments, organisée en 1896 au palais Saint-Vaast pour le cinquantenaire de la création de la Commission départementale des monuments historiques.

Environ 5 000 objets, considérés comme les plus beaux témoignages du patrimoine mobilier du département, sont présentés à cette occasion. L’archiviste Henri Loriquet, commissaire général de l’exposition, en établit un catalogue raisonné, dans lequel nous retrouvons :

  • Le manuscrit de P.-L.-J. Caigniez,
  • Un ridicule de Mlle Weigel, soie blanche brodée fil d’or et paillons,
  • Un couvert d’argent aux initiales de la précédente.

Sur une note, Advielle précise posséder également des manuscrits de Mlle Weigel, ainsi que son portrait. Malheureusement, sa prestigieuse collection, léguée à la bibliothèque d’Arras, périt dans les flammes de l’ incendie de juillet 1915.

Les Caigniez, hommes de droit et de lettres

Notre enquête progresse, puisque nous voici désormais en possession du nom de l’auteur de ce recueil : "P.-L.-J. Caigniez", qui semble être Philippe-Louis-Joseph Caigniez, né à Arras le 29 avril 1739 et décédé à Paris le 10 avril 1810.

Philippe Caigniez est le fils d’un avocat du Conseil provincial d’Artois, Jean-Charles-Joseph Caigniez (1672-1765), et de Jeanne-Louise Grouvelle (1707-1748), sa troisième femme. Le couple a un autre fils : Charles-François-Joseph, né le 16 juin 1740 et décédé le 9 février 1769 à l’âge de 28 ans.

La plume de Philippe n’est pas la seule de la famille à être passée à la postérité : un autre Caigniez le supplante en termes de notoriété. Il s’agit de Louis-Charles (1762-1842), dramaturge, surnommé le "Racine du mélodrame".
Né à Arras, il participe à la création des Rosati avant de gagner Paris, où ses pièces rencontrent un vif succès. Il est notamment connu pour être l’auteur de la Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau (coécrit avec Théodore Baudoin en 1815), que Rossiniréutilise comme livret de son célèbre opéra éponyme en 1817.

Double page manuscrite avec paroles de chanson et partition de musique.

Manuel amusant ou recueil de chansons, vaudevilles, odes, romances, brunettes, musettes, rondeaux, etc., Philippe-Louis-Joseph Caigniez, 1760. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 J 1/1.

Et Marie-Élisabeth-Josèphe Weigel ?

L’héroïne de notre histoire est aussi femme de lettres, puisqu’Advielle la présente ainsi :

Marie-Élisabeth-Josèphe Weigel, femme poète, née à Arras, le 26 mars 1731, est morte dans cette ville le 21 avril 1808, âgée de 77 ans. Elle était fille de feu maître Jean Weigel, doyen des procureurs au Conseil provincial d’Artois, et de dame Marie-Élisabeth Decatoire.

Cette femme de mérite avait groupé autour d’elle des hommes d’esprit qui ont été, à Arras, les précurseurs des Rosati, de joyeuse mémoire.

Double page manuscrite des paroles d'une chanson et d'un horoscope.

Manuel amusant ou recueil de chansons, vaudevilles, odes, romances, brunettes, musettes, rondeaux, etc., Philippe-Louis-Joseph Caigniez, 1769. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 J 1/2.

Dans son Manuel, Caigniez transcrit quelques vers de cette dernière, datés de juillet 1760 :

Dans ce riant bocage
Tout comble nos désirs
L’amour sous ce feuillage
Préside à nos plaisirs
Et pour nous rendre heureux
Il règne en ces beaux lieux.

Il porte pour couronne
Des guirlandes de fleurs
La fougère en son trône
Ses trésors sont nos cœurs
Ses états nos vergers
Son peuple nos bergers.

Hypothèses et questions

Les amants (selon Advielle !) ont en commun de chérir tous deux les belles lettres et donc de fréquenter les mêmes cercles littéraires arrageois. Est-ce là qu’ils se sont connus ? Ou peut-être par le biais de leurs familles, toutes deux liées au Conseil provincial d’Artois ?

Les faits prennent fin ici et nous entrons désormais dans le domaine des suppositions.

Comment expliquer que le second tome du recueil de Caigniez prenne fin subitement, au beau milieu et sans explication ? Serait-ce, comme le suppose Advielle, parce que finirent les amours (qui au passage ont tout de même duré neuf ans… sans mariage !) ? Pourquoi les jeunes gens, tous deux libres et "à marier", ne se sont-ils jamais unis ?

En 1769, date d’arrêt de l’écriture du manuel, Caigniez perd son frère, seul membre de sa famille encore vivant. Les deux évènements seraient-ils liés ?

Malheureusement, les archives publiques ne permettent pas de répondre à ces questions relevant de l’intime.

Une chose est sûre, Caigniez éprouvait de vifs sentiments pour Mlle Weigel, comme en témoignent les préfaces qu’il lui adresse. Néanmoins, rien n’indique qu’ils aient été partagés en retour par la demoiselle, même si Advielle avance ces propos à son sujet :

Les souvenirs que lui rappelait ce Manuel ont dû tenir une grande place dans son existence ; elle l’a souvent feuilleté, lu, commenté.

De quoi satisfaire les vœux qu’exprime son soupirant dans sa préface :

Vous, Mademoiselle, dont la voix flexible semble être l’expression même de la volupté, daignez jetter un coup d’œil favorable sur ce petit travail ; son sort sera d’envie si vous daignez l’ouvrir dans quelques-uns de vos moments de loisir ; trop heureux si après un exil rigoureux qu’un sort cruel lui a fait souffrir, il peut encore, sous une nouvelle forme et avec une petite augmentation, avoir le bonheur de vous plaire et mille fois plus heureux celui qui vous l’offre de pouvoir contribuer quelquefois à votre amusement et vous témoigner en même temps qu’il est avec respect, Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

Double page manuscrite.

Manuel amusant ou recueil de chansons, vaudevilles, odes, romances, brunettes, musettes, rondeaux, etc., Philippe-Louis-Joseph Caigniez, 1760. Archives départementales du Pas-de-Calais, 4 J 1/1.

Pour aller plus loin

  • V. ADVIELLE Advielle, "Notice sur l’ex-libris de Mlle Weigel", Archives de la Société française de collectionneurs d’ex-libris, avril 1894,
  • H. LORIQUET, Catalogue de l'exposition rétrospective des arts et monuments du Pas-de-Calais. Arras, 20 mai-21 juin 1896, Arras, Commission des monuments historiques, 1896. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHA 1585,
  • "Présentation de l’Exposition rétrospective des arts et des monuments, de 1896", dans le Bulletin de la Commission départementales des monuments historiques du Pas-de-Calais, t. II, 1896-1902.