Mines de "La Clarence" - Calonne-Ricouart (Pas-de-Calais)
4 novembre 1902
Comme ma dépêche vous l’annonçait hier, je ne suis pas resté longtemps à Sedan. Il s’agissait d’aller relever aux grèves le lieutenant de Vaucresson, qui attend un héritier ; nous avons tiré au sort avec 2 autres camarades ; comme dans la chanson du Petit navire "le sort tomba sur le plus jeune" [ note 1]… Arrivé à 9 h 1/2 après avoir suffisamment dormi en route, je n’ai eu que le temps de me mettre en tenue, de boucler ma cantine, d’avaler un fragment de déjeuner et de repartir à 11 h 10. Un train direct m’a mis à Lille vers 4 h en passant par Valenciennes et Douai ; de Lille j’ai été brouetté par Béthune jusqu’à Calonne-Ricouart où je suis arrivé à 7 h 1/2.
J’ai trouvé mon sous-officier à la gare qui m’a conduit à la mine. Pays absolument calme – les rares personnes que l’on rencontre sur la route vous saluent poliment. – Je me suis empressé ce matin de décharger mon révolver !
La mine où nous sommes date seulement de 2 ou 3 ans, les mineurs y sont très heureux, et ne demandent absolument rien ! Un tiers à peu près continue à travailler ; les autres attendent, avec encore plus d’impatience que nous, le mot d’ordre pour rentrer à la mine, mais ils ont peur des ouvriers des concessions voisines, un peu plus turbulents.
Mon peloton est isolé ici avec 25 fantassins du 72ième commandés par un lieutenant, très gentil, qui profite de ses loisirs pour préparer l’École de guerre – 5 gendarmes très affolés, paraît-il, complètent la garnison. –
Hommes et chevaux sont logés dans les bâtiments de l’usine, pas trop mal d’ailleurs ; je vous écris du cabinet du directeur où nous passons nos journées. Nous avons des chambres, peu luxueuses (pour 0 f 50 par jour !) en face dans un estaminet où nous prenons nos repas – passables – avec l’ingénieur du fond.
Nous ne sommes pas en relation directe avec le commandant de notre secteur, et nous sommes très tranquilles.
Pourtant cette nuit, on avait signalé une bande de 1 500 grévistes qui devaient venir troubler les deux villages de notre mine [ note 2]. Les hommes ont patrouillé toute la nuit, et… n’ont absolument rien vu. – Ici, comme nous sommes très peu nombreux, les officiers ne doivent marcher qu’en cas de besoin et avec toutes les forces réunies ; ce sont les brigadiers qui font les simples patrouilles. – Habituellement d’ailleurs, il suffit de faire la promenade des chevaux le matin et le soir, à l’heure de la descente et de la remonte des mineurs non grévistes ; ce soir je sortirai quand même au moment de la remontée pour voir le pays. – En attendant je vais aller voir les camarades aux mines voisines et mon capitaine qui est à celles de Bruay, à quelques kilomètres d’ici…
Je compte profiter de l’occasion pour visiter la mine de La Clarence, qui n’est pas encore bien curieuse, bien qu’elle atteigne déjà une profondeur de 650 mètres.
J’espère du reste que nous ne resterons pas ici bien longtemps ; les ouvriers, qui avaient vu circuler toutes les dépêches occasionnées par la relève de Vaucresson, faisaient courir le bruit qu’elles devaient annoncer la reprise du travail à la suite de l’arbitrage – tant ils en ont envie !
5 novembre 1902
J’ai toutes les peines du monde à me croire aux grèves. Hier matin, j’ai été faire un tour aux mines voisines pour y voir les camarades ; c’est la grande distraction ; on voisine, et on va dîner les uns chez les autres. – Le soir, je suis descendu avec une patrouille aux villages qu’habitent nos mineurs : je n’ai vu, en fait de grévistes, que les quantités de bébés qui se précipitaient aux portes en dansant et en chantant "Les dragons ! Les dragons !" Les rares grandes personnes que l’on rencontre vous saluent poliment…
Le pays est joli, très accidenté. La Clarence est une petite rivière qui coule dans un ravin boisé ; on se croirait en plein pays agricole.
Ce matin, je suis descendu à la mine ; il m’a fallu d’abord revêtir un costume ad hoc, pantalon et blouse de grosse toile bleue, sur la tête un bonnet de bain pour femme, "le béguin", puis le chapeau de mineur en cuir bouilli, très utile pour protéger la tête contre les chocs violents et fréquents. – 580 m de puits, cela va même jusqu’à 614 m [ note 3] ! Un bel ascenseur ! – On descend très vite. C’est très intéressant ; on se promène à plat ventre par des trous où mon gros ventre (!) a peine à passer, la lampe n’y tenant pas debout… Somme toute le métier n’est pas si désagréable qu’on le suppose, ni aussi dur, surtout vu le prix que sont payés les mineurs…
C’est une promenade à faire faire à tous nos bons députés.
À la mine, les ouvriers les plus à plaindre sont les "chauffeurs", qui passent 12 heures par jour de suite à enfourner du charbon et à le remuer dans la chaufferie des machines à vapeur, et ils sont beaucoup moins payés.
Nous commençons à être très au courant de toutes les questions minières. D’ailleurs, ni ici, ni dans les concessions voisines, les ouvriers ne réclament absolument rien !! –
Tout nous fait espérer que cela va bientôt finir…
6 novembre 1902
Afin de charmer mes loisirs, j’apprends à me servir de la machine à écrire, c’est, sinon plus rapide du moins plus lisible.
La sentence des arbitres n’est guère du goût des mineurs, on craint qu’ils ne reprennent pas tout de suite le travail.
J’ai été déjeuner ce matin à Bruay, à la fosse 3, où sont deux camarades. C’est beaucoup plus important qu’ici, et on y est plus à portée des renseignements. – Il y avait une conférence d’un Mr quelconque qui a donné rendez-vous aux grévistes pour lundi : il est donc à craindre que le travail ne reprenne pas avant. – J’ai poussé jusqu’à La Bussière où se trouve un de mes camarades de promotion. –
On nous avait annoncé pour aujourd’hui la visite du général commandant du corps d’armée, mais il n’est pas venu…
7 novembre 1902
… Je profite d’une occasion pour faire porter mes lettres à Bruay, siège de la compagnie minière voisine, où il y a 5 fosses, 17 000 mineurs, 2 régiments d’infanterie, 3 de cavalerie en y comprenant les détachements voisins…
Je crois que nous faisons un nouveau bail à la Clarence. Ce matin, il y a eu un peu de bruit dans les villages de nos mineurs – 30 descentes seulement –. Le directeur ne le regrette pas, il aime mieux que la grève dure plus longtemps cette fois et que ce soit fini pour quelque temps. En tous cas, c’est la faillite des arbitrages plus ou moins officiels.
Du côté de Lens, il y a des troubles beaucoup plus sérieux, d’après une lettre que je reçois de Warren qui est à Sallaumines. Bagarres toutes les nuits, ce dont il est d’ailleurs enchanté. Les grévistes se sauvent dès qu’ils voient un cheval et on les pourchassent [sic] à coups de bâton. Je me suis aussi procuré une matraque, en cas de besoin et surtout en souvenir de la grève.
En somme, les Rouges sont bien lâches – il suffit d’un cavalier pour en faire sauver des centaines ; mais les jaunes le sont encore plus de ne pas se débarrasser de toute la canaille. Les mineurs, quand on les a vus de près, sont les moins intéressants de tous les ouvriers ; ce n’est pas le travail de la mine qui les épuise et les fait mourir jeunes, c’est l’alcool et tous les excès que leur permettent des salaires exagérés. Ils se laissent gruger stupidement par leurs meneurs. Rien de si ridicule, à leur point de vue même, que cette grève générale, qui supprime aux compagnies, dont ils ont à se plaindre, la concurrence de celles à qui ils n’ont rien à réclamer ; ces compagnies seraient bien bêtes de leur faire des avantages puisqu’elles sont traitées de la même façon que celles qui les tondent…
10 novembre 1902
… Les journées commencent à être longues à la Clarence, surtout celle du dimanche ; j’ai vu à peu près tout ce qu’il y a d’intéressant à la mine, et il devient très difficile de sortir pour aller aux fosses voisines.
… Nous avons commencé à faire quelque chose : mes dragons se sont tous procuré des bâtons, avec lesquels ils s’en donnent à cœur joie sur ceux qui n’ont pas l’air dans leur droit chemin. C’est un peu de la justice expéditive, mais les résultats sont excellents, et la mode ici n’est pas aux sentiments. – Ce matin il nous a été impossible de découvrir un seul gréviste dans nos 3 villages et leurs environs ; mais nous achetons cette tranquillité par un service très dur ; j’ai des patrouilles ininterrompues le jour et la nuit, de sorte que chaque cheval reste sellé 7 ou 8 heures et marche 5 ou 6 heures tous les jours. Les cavaliers ont en plus les factions à pied (réduites, il est vrai, au minimum) et la garde d’écurie ; mais depuis qu’ils peuvent cogner, ils sont enchantés et ne veulent plus s’en aller. Seulement les chevaux en ont assez, et je ne puis les prendre pour me promener aux environs – le mien est un bourricot par [pour ?] capitaine du génie en retraite – d’autant plus que maintenant il est dangereux d’y aller seul et sans être armé jusqu’aux dents. Aux autres fosses, qui sont dans un rayon d’1 kilomètre ou 2, ils ont eu des bagarres sérieuses avec coups de briques, de sabre et de fusil. Les hussards de Commercy [ note 4] et l’infanterie de Melun [ note 5] sont arrivés à Bruay. Hier soir j’étais allé seul, avec ma matraque seulement, à la fosse 3 pour avoir quelques renseignements sur les officiers, mais mes camarades m’ont à peine laissé mettre pied à terre 5 minutes et m’ont donné un révolver pour m’en aller ; il est vrai qu’il faisait déjà nuit et que je n’ai rencontré que des gens qui passaient très tranquillement leur dimanche à la campagne.
Nous sommes toujours dans l’incertitude sur le temps qui nous reste à passer ici ; l’état des descentes est à peu près stationnaire, mais la plupart des compagnies des autres bassins ont déjà repris le travail.
11 novembre 1902
Hier soir, le citoyen Cadot [ note 6] (candidat blacboulé [sic] à toutes les élections) faisait une conférence dans un de nos villages : assistance peu nombreuse et peu enthousiaste. Le citoyen Cadot avait parlé au dernier congrès de Lens pour la reprise du travail, ce qui ne l’a pas empêché de commencer par crier "Vive la grève !" et de continuer dans ce sens-là. Après un beau discours, il termine en disant : "que tous ceux qui veulent continuer la grève lèvent la main !" – 2 ou 3 mains se lèvent timidement et retombent. Cadot sort alors tout l’arsenal de la solidarité des classes laborieuses et de l’avenir du prolétariat. Il obtient une dizaine de mains levées. – Nouvelle tirade pathétique. Enfin, il obtient presque l’unanimité des mains levées.
"Et maintenant, quels sont ceux qui veulent reprendre le travail ?" Un seul vieux mineur lève la main, et tous les autres veulent l’écharper ! L’histoire est assez significative, c’est le résumé de la grève ! –
D’ailleurs, comme résultat, le chiffre de nos descentes, qui était de 30 vendredi, de 50 samedi et lundi, est monté à 78.
À Bruay, malgré les combats des derniers jours, la moitié à peu près des mineurs a repris le travail. J’ai déjeuné à la fosse 3 : il y avait eu 600 descentes, la mine devait avoir presque sa physionomie accoutumée, je ne puis me figurer plus grande animation. – Jeudi, il y aura, paraît-il, nouveau congrès à Lens, cette fois pour décréter la reprise du travail, qui est déjà un fait accompli. Nous ne sommes donc probablement plus ici que pour quelques jours, espérons-le.
On nous a demandé aujourd’hui la liste des hommes, qui se sont distingués au cours de la grève, en vue d’une proposition pour une médaille d’honneur, la croix ou l’avancement – (Les Romains refusaient les honneurs du triomphe aux généraux vainqueurs dans une guerre civile, je crois qu’ils étaient dans le vrai !). – Malheureusement mon peloton n’a pas eu l’occasion de se signaler ; nous n’avons même pas eu de bagarre sérieuse ; nous n’avons eu qu’une fois l’occasion d’expulser de petites patrouilles de grévistes qui venaient des mines voisines dans nos villages. Il est vrai que nous nous y sommes pris de telle sorte qu’il n’en est pas revenu un seul. Depuis, mon service de sureté, maintenu très important, ne me signale absolument rien. Je prends moi-même tous les matins le commandement de la patrouille de 5 h., trois fois plus forte que les patrouilles habituelles, car c’est la seule heure (ou à peu près) où nous puissions craindre la venue des grévistes, pour empêcher les travailleurs de se rendre à la mine, mais depuis 2 jours, il n’y a plus personne.
La grève aura fait le plus grand bien à nos cavaliers ; cela les aura beaucoup dégourdis ; cela les aura habitués aux missions individuelles dans des circonstances un peu difficiles et bien plus instructives que les manœuvres, où on ne cogne pas les uns sur les autres et où tout le monde redevient ami chaque soir à la rentrée au cantonnement. – J’ai maintenant un peloton en haleine marchant le jour, marchant la nuit et ne s’en portant pas beaucoup plus mal. J’ai pourtant un malade depuis hier, il souffre beaucoup : coliques sèches et vomissements ; comme nous n’avons naturellement pas de médecin à la Clarence ce n’est pas bien commode de le soigner ; il faut en faire venir de la fosse 1, où se trouve l’état-major du secteur, et cela fait beaucoup de chien vert.
Les grèves nous montrent aussi tout ce qu’on peut attendre des soldats malgré le socialisme, l’internationalisme, etc. Partout où il y a eu à donner sérieusement, il fallait plutôt les retenir que les pousser, malgré les briques, les barricades etc. D’ailleurs, eux, ne sont pas du tout pressés que la grève finisse ; ils aiment beaucoup mieux cette vie là que la vie de garnison.
Pour moi, je finis par être ici d’une paresse invraisemblable, à force de passer une bonne partie de mes journées à lire et à ne rien faire…
Pour le prix du charbon, c’est 2 f 30 la tonne prise en gare de Calonne-Ricouart par wagon de 10 tonnes… il y a un tarif spécial pour les transports.
C’est du très bon charbon, gras, brûlant très bien et chauffant très bien ; nous en faisons l’expérience tous les jours…
14 novembre 1902
… Je me suis levé tard ce matin, car j’avais eu hier une journée bien remplie : en rentrant de ma patrouille du matin, où je n’avais rien eu à signaler, j’ai appris que dans la nuit des grévistes avaient été faire du bruit dans un bourg agricole, appelé Perne [ note 7], à 6 kilomètres d’ici, où habitent un assez grand nombre de mineurs des mines de Marles, Ferfay et la Clarence qui étaient allés travailler avant-hier et s’étaient promis d’y retourner hier. – Ils n’avaient pas osé venir au travail plus tôt, car les mines occupées les plus voisines sont la Clarence et la fosse 6 de Marles à Auchelles [ note 8] (où se trouve un escadron du 21ième dragons et un bataillon d’infanterie de Lérouville) également à 6 kilomètres par la hauteur, tandis que de la Clarence on y va par la vallée.
Dans l’après-midi, j’ai pris deux hommes et suis allé aux renseignements. J’ai vu le maire de Perne qui m’a raconté les faits : les grévistes étaient arrivés plusieurs centaines, avaient fait lever tous les mineurs… sauf un qui était apparu à sa porte avec un fusil et qui avait immédiatement couché en joue le 1er qui s’approchait – on l’avait laissé tranquille –. En revanche les grévistes s’étaient emparés d’un malheureux qui avait fait toute sa quinzaine à la Clarence, l’avaient volé, dévalisé, avaient mangé toutes ses provisions, bu son schiedam [ note 9]… l’avaient barbouillé de graisse de berline (les berlines sont les wagonnets dont on se sert pour extraire le charbon), lui avaient fait porter une poutre avec un bouquet en haut en guise de drapeau, puis l’avaient emmené avec eux par la route de la hauteur, vers Auchelles, par Floringhem et Cauchy, villages agricoles et miniers également ; là, ils l’avaient suspendu dans un puits, puis l’avaient fait mettre à plat ventre dans la boue, et avaient fait mine de lui couper la tête avec une scie ! – Je suis allé voir le maire de Floringhem, qui m’a confirmé les mêmes faits ; seulement les grévistes n’étaient arrivés chez lui que 150, ils avaient fait lever tous les mineurs qui s’apprêtaient à aller au travail et les avaient forcés à les accompagner à Perne ! – J’ai vivement attrapé tous les mineurs que j’ai rencontrés, leur disant qu’ils n’étaient que des lâches, et que je reviendrais le soir, moyennant quoi ils se sont armés de gourdins et préparés à mieux recevoir les grévistes s’ils mettaient à exécution leur menace de revenir hier soir. – À Cauchy [ note 10], le maire me raconte la même chose, seulement les grévistes n’étaient arrivés que 8 ! Ils étaient menés par un garçon de 20 ans, qui part pour son sort aujourd’hui ne faisant qu’un an. J’ai fait prendre son signalement par les gendarmes pour qu’on ne le rate pas si on peut savoir son nom. – Enfin je suis allé à Auchelles voir le capitaine du 21ième dragons, lui raconter le résultat de mon enquête et lui demander s’il comptait envoyer quelqu’un de ce côté-là ; il m’a répondu qu’il y enverrait un peloton, mais qu’il m’encourageait à y aller de mon côté pour rencontrer ce peloton. Je suis reparti à 10 h. du soir avec 4 cavaliers par le même itinéraire, je me suis montré bruyamment dans les villages, où il n’y avait naturellement pas l’ombre d’un gréviste, ma tournée de l’après-midi les ayant sans doute suffisamment intimidés. Je n’ai pas rencontré non plus le peloton du 21ième dragons, soit qu’il ait passé après ou avant moi, soit que dans les villages nous n’ayons pas pris les mêmes rues.
D’ailleurs ce matin, les mineurs de ces divers villages sont tous descendus. Ici le travail a repris au grand complet ; il en est de même partout et les descentes dès hier étaient aussi à peu près complètes. – Avant-hier dans un référendum à Auchelles, on avait voté la grève à outrance, ce qui n’avait pas empêché les mineurs de descendre presque tous le lendemain. Aujourd’hui le congrès de Lens a voté la reprise du travail… après coup ! C’est tout de même pour nous un bon pronostic de prochain départ…
15 novembre 1902
Voici probablement la dernière lettre que je vous écris de La Clarence. Nous devons partir lundi soir à 6 h. – D’ailleurs, la grève est bien finie depuis jeudi ; seulement il faut environ 100 trains pour évacuer toutes les troupes du bassin et cela ne se fait pas en un jour. Mais on n’est pas fâché de nous avoir encore ici pour la descente de lundi matin. – Je vais être bien content de retrouver mes chevaux et de pouvoir m’installer !... –
J’espère que les mineurs, ruinés pour plusieurs années, ne se laisseront pas entraîner de sitôt à recommencer. – En tout cas, le syndicat doit avoir perdu tout prestige, la grève ayant fini sans lui, comme elle avait d’ailleurs commencé.
La prochaine fois, si on m’y renvoie, je saurai tout de suite comment prendre les grévistes ! Je voudrais que ceux qui les plaignent les voient de près comme je les ai vus : grassement payés (7 f 50 facilement pour à peu près 1/2 journée de travail pas si pénible qu’on le croit) – pas d’impôts – logés dans les corons pour presque rien – naturellement chauffés gratis, soignés d… si bien que tous mes hommes veulent se faire mineurs en quittant le service.
Du reste je suis convaincu que parmi ceux qui terrorisent les autres, pillent, volent, etc., il y a peu de mineurs, mais surtout des professionnels venus d’un peu partout pour pêcher en eau trouble…
17 novembre 1902
Contre ordre, nous ne partons plus, et comme il n’y a aucune raison à cela, nous ne savons quand nous quitterons la Clarence. J’ignore si le maintien inutile de troupes hors de leurs garnisons est une bonne économie pour boucler le budget déjà si malade ! – Enfin nous espérons toujours ne pas nous éterniser ici, à moins que l’on ne nous garde en réserve pour le cas de nouveaux troubles sur un autre point du bassin, déjà en grande partie évacué. – Les troupes arrivées ici les dernières sont déjà reparties.
Hier matin, nous avions invité à déjeuner mon capitaine, 2 de mes camarades et le capitaine Boussavit ; notre cuisinier s’était surpassé et c’était vraiment très bon. Ce cuisinier est un de mes dragons, qui était de la cuisine de Rothschild, habituellement, on pourrait croire que c’était en qualité de laveur de vaisselle mais quand il y a des extras, il se révèle comme ayant été au moins gâte-sauces. Le soir nous dînions chez le directeur, Monsieur Moulinier, homme d’une trentaine d’années, très aimable, marié à une femme charmante qui attend un second bébé ; l’ingénieur était aussi du dîner (il prend pension avec nous à l’estaminet où nous habitons et profite des talents culinaires de mon dragon), il s’appelle Vidal, méridional, très jeune, très bon garçon, d’une taille fort agréable dans la mine, car il risque rarement de se cogner la tête !
Il fait beau temps, mais très froid aujourd’hui ; cela nous change des jours derniers, où il y avait tant de brouillard qu’il était impossible de découvrir un gréviste dans le pays – on n’en découvre d’ailleurs pas plus quand le temps est clair –. J’ai supprimé toutes les patrouilles, et je suis obligé de faire des promenades de chevaux…
17 novembre 1902 (soir)
Nouveau contre ordre ! Décidément nous partons, mais avec un jour de retard, demain soir à 3 h 1/2 ; nous arriverons dans la nuit à Sedan… Nous sommes bien contents, car il fait de plus en plus froid, et la vie dans notre petit estaminet, où il n’y a pas de cheminée dans les chambres deviendrait pénible…
Sedan 19 novembre 1902
Me voici rentré à Sedan après un voyage de retour plus dur que toute la campagne à cause du froid intense et des retards dans les trains…
Notes
[ note 1] Référence au 5ième couplet de la chanson vaudevillesque Il était un petit navire.
[ note 2] Calonne-Ricouart et Divion.
[ note 3] Guy Dubois et Jean-Marie Minot indiquent pourtant l’existence de deux puits d’extraction de 1 186 m et 1 069 m.
[ note 4] Le 6ième régiment de hussards en garnison à Commercy (Meuse) de 1871 à 1914.
[ note 5] Le 31ième régiment d'infanterie.
[ note 6] Il s’agit d’Henri Cadot (1864-1947), ouvrier mineur, militant syndicaliste et socialiste ; il a été maire de Bruay-en-Artois de 1919 à 1944.
[ note 7] Pernes.
[ note 8] Auchel.
[ note 9] Une eau-de-vie de grain parfumée au genièvre.
[ note 10] Cauchy-à-la-Tour.