Un an après les terribles événements de janvier 2015, le document à l’honneur d’aujourd’hui met en lumière le travail du caricaturiste Aristide Delannoy, dont le coup de crayon, acerbe et sulfureux, lui valut bien des ennuis. Condamnations et prison ne refrénèrent jamais cet esprit libre, comme en atteste la caricature du député-sénateur Jules-Louis Breton que nous vous proposons ci-dessous.
De Béthune à Paris
Fils de Joséphine Cruppe et d’Arthur Delannoy, horloger bijoutier, Aristide Grégoire Joseph Delannoy naît le 30 juillet 1874 à Béthune.
Souffrant de surdité, il développe très jeune une véritable vocation pour la peinture. Étudiant à l’école des Beaux-Arts de Lille, il part à Paris en 1897 où il s’installe définitivement et épouse Marie Durand le 30 décembre 1905.
À Paris, Delannoy s’essaie à l’affiche (ainsi, pour le Café Maillart, 2 Grand’ Place à Béthune, dessin de 1898 imprimé l’année suivante), mais ne peut vivre décemment de sa peinture et décide de mettre son talent au service de la presse amusante et satirique. Ses premiers dessins paraissent, à partir de 1900, dans Gil Blas Illustré, Le Pêle-Mêle, Le Frou-Frou, Le Petit Illustré amusant ou Le Sourire.
Suivent des caricatures dans des journaux plus engagés, comme L’Assiette au beurre (ainsi, les numéros des 5 juillet 1902 et 24 octobre 1903 consacrés "Au pays noir" : "Notre-Dame de l’Usine" et "La petite ville" proposés dans le carrousel en lien ci-dessous), puis Les Temps nouveaux (1905-1911) et La Guerre sociale (1906-1911), où il dénonce les oppresseurs et les injustices sociales.
Il n’est pas surprenant de le retrouver dans sa région natale en 1906, pour réaliser les dessins d’un numéro spécial de L’Assiette au beurre sur la catastrophe minière de Courrières, en compagnie de Jules Grandjouan et Ricardo Florès.
Delannoy est fiché à la préfecture de police dès 1903 comme socialiste révolutionnaire et antimilitariste : inscrit au "carnet B" pour ses positions libertaires, il est plusieurs fois inquiété par la police.
Les Hommes du jour : scandale et opprobre !
Lorsqu’Henri Fabre et Victor Méric lancent en janvier 1908 Les Hommes du jour, un nouvel hebdomadaire dont chaque numéro publie la biographie d’une célébrité, ils sollicitent Delannoy pour illustrer la page de couverture.
Dans le premier numéro consacré à Clemenceau, Delannoy caricature celui-ci en tête de mort se balançant au bout d’une pique. Tiré à vingt-cinq mille exemplaires, le journal rencontre un réel succès auprès de ses lecteurs.
Dans le numéro douze, on découvre le général d’Amade, représenté en boucher au tablier ensanglanté, avec un éclairage minutieux des massacres commis au Maroc.
Diffamation et prison
Victor Méric – alias Flax –, auteur de l’article, et Delannoy, signataire du dessin, sont inculpés et passent aux assises. Comme le fut Honoré Daumier sous le règne de Louis-Philippe, Delannoy et Méric sont condamnés pour diffamation le 26 septembre 1908 à un an de prison ferme et trois mille francs d’amende.
À la prison de la Santé, Delannoy supporte très mal sa détention et voit son état de santé s’aggraver. Averties par le médecin, les autorités décident de le libérer le 21 juin 1909.
Delannoy est fortement affaibli mais ne s’attendrit pas : dès sa sortie de prison, il reprend sa collaboration avec Les Hommes du jour et signe de nouvelles caricatures illustrant les textes de Flax.
La caricature de Jules-Louis Breton
Parmi une production prolifique (environ cent cinquante couvertures du quotidien Les Hommes du jour, plus de mille dessins, etc.), notre choix s’est finalement porté sur la caricature d’une autre figure originaire du Pas-de-Calais : Jules-Louis Breton.
Jules-Louis naît à Courrières le 1er avril 1872 au sein d’une célèbre famille qui a donné quatre maires à Courrières (son père Louis, son oncle Émile, son grand-oncle Boniface et le père de celui-ci, Marie-Louis) et trois artistes peintres nationalement reconnus (Émile, son frère Jules et la fille de ce dernier, Virginie Demont-Breton). Les croquis représentés derrière la caricature de Jules-Louis évoquent d’ailleurs deux tableaux d’Émile et de Jules.
Après des études de chimie au Collège de France, il se lance dans la politique et est élu député du Cher en 1898 (il en devient également sénateur en 1921). Sous-secrétaire d’État aux inventions intéressant la défense nationale durant la Première Guerre mondiale, il accède au ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales en 1920.
N’oubliant pas sa passion première pour la science, il publie de nombreux ouvrages de vulgarisation sur ce sujet (d’où la pile de livres que Delannoy a dessiné à sa droite) : Les Machines motrices, Le Carbure de calcium et l’Acétylène, etc.
Cette caricature le montre surpris du reflet que lui renvoie le miroir. Pour saisir toute la portée du message, il faut se reporter au texte de Fiax qui le décrit comme un ex-révolutionnaire passé de l’autre côté de la barricade
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Se moquant de la bienséance et des conventions, le duo formé par le journaliste et le caricaturiste brave tous les interdits.
Nouveau démêlé judiciaire
Mais ce qui devait arriver arriva. Delannoy est de nouveau poursuivi pour injure à l’armée en octobre 1910, à la suite de la publication d’un de ses dessins dans le Pioupiou de l’Yonne.
Sa tuberculose s’étant encore aggravée, il est hospitalisé en décembre 1910 à Saint-Raphaël, puis transféré à Paris où il meurt le 5 mai 1911 à l’âge de 37 ans. Il est inhumé à Béthune le 8 mai.
Delannoy avait exposé ses œuvres au salon des Indépendants de 1902 à 1907, ainsi qu’au Salon d’automne, et avait illustré des brochures et des ouvrages (d’André Morizet, de Maxime Gorki) ; son dernier projet, pour Les campagnes hallucinées et Les villes tentaculaires d’Émile Verhaeren, n’a pu voir le jour.
Numéro spécial de soutien : "Les artistes sont des gens qui…"
Le 8 mai 1909, l’Assiette au beurre avait édité un numéro spécial de soutien au caricaturiste Delannoy titré "Les artistes sont des gens qui…", qui précise que :
tous les dessins contenus dans ce numéro ont été offerts gracieusement par les artistes à leur camarade Aristide Delannoy, condamné à un an de prison et 3 000 francs d'amende pour délit d'opinion et actuellement détenu à la prison de la Santé.
Vous pouvez consulter le numéro sur Gallica en suivant ce lien.
On peut également y lire une réinterprétation du Figaro de Beaumarchais [ note 1] :
À la condition de ne pas toucher à la magistrature, ni à l'armée, de respecter les cultes établis, de ne pas porter atteinte aux bonnes mœurs en attaquant les mauvaises, de fermer les yeux là où je vois quelque chose et de les avoir grands ouverts là où je n'y vois point… On m'a dit que je pouvais tout dessiner.
Cette paraphrase du numéro de soutien à Aristide Delannoy reste toujours d'actualité, alors que vient de paraître le numéro hommage de Charlie Hebdo.
Notes
[ note 1] La reconnaissance de la liberté d’expression a souvent constitué l’une des premières étapes de la démocratie. Cette revendication, pendant de la liberté de conscience, s’oppose aux dogmes, de la monarchie absolue – le crime de lèse-majesté – et de la religion – le délit de blasphème. Maniant l’ironie, Beaumarchais faisait dire à son Figaro : Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs
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