Le document présenté ci-contre a attiré notre attention en raison des idées qu’il véhicule et qui, à notre époque, prêtent à sourire. Car cette page, tirée de La bière. Procédés modernes de fabrication et utilisation des sous-produits, un volume de l’Encyclopédie agricole pratique publié en 1907 par un professeur de brasserie à l’École nationale des industries agricoles de Douai, vante à outrance les bienfaits de la bière. Alors qu’aujourd’hui on prône une consommation modérée de ce breuvage (l’abus d’alcool étant dangereux pour la santé), cette apologie minimise le degré d’alcool présent pour mettre en avant ses bienfaits nutritifs et désaltérants.
Cette mixture séculaire, composée d’eau, de houblon, d’orge et de levure, est devenue au fil des siècles un fleuron de notre région. Et pourtant ses origines sont bien lointaines, puisqu’elles nous conduisent en Mésopotamie en l’an 9000 avant Jésus-Christ.
Une boisson millénaire
La bière, ou tout au moins ce qui y ressemblait, était déjà consommée par les hommes de la haute Antiquité. On trouve des traces de rites l’utilisant dans les temples babyloniens sous le règne de Nabuchodonosor. On dit aussi qu’elle était l’une des principales boissons des Égyptiens dès le deuxième millénaire avant Jésus-Christ.
En Gaule, la cervoise (infusion d’orge germé, de blé, de seigle et d’avoine, non houblonnée) est aussi très appréciée. Mais cet engouement prend fin avec l’introduction du vin lors des conquêtes romaines. Seuls les territoires situés au nord de la Loire continuent à en boire autant, du fait notamment de l’importance des cultures céréalières.
À cette époque, il n’y a pas de recette définie, on mêle diverses épices à une décoction d’orge et d’eau. C’est l’ajout du houblon qui donne naissance à la dénomination de bière en 1435 (époque à laquelle le mot apparaît dans un texte officiel régissant l’activité des brasseurs). Car le pouvoir antiseptique du houblon est capable d’épurer la fermentation, et son amertume, aux qualités digestives et apéritives, fait qu’en moins de deux siècles, il supplante définitivement les autres aromates employés.
Au Moyen Âge, la production est avant tout familiale, mais elle dépasse rapidement le stade domestique. En effet, exemptés des taxes touchant cette activité, les moines du Nord de la France s’intéressent très tôt à une source de revenus non négligeable. À la suite de leurs collègues irlandais, ils contribuent dès le VIIe siècle au développement de la culture de la bière, allant jusqu’à en faire une vraie science qui atteint son apogée aux XIe et XIIe siècles. L’activité prend de l’ampleur, au-delà des portes des abbayes, puisque les religieux forment également des apprentis laïcs. On assiste ainsi au XIIIe siècle à l’émergence de corporations de brasseurs à Aire, Arras et Saint-Omer.
Au XVe siècle, la recette de ce breuvage se fixe pour atteindre la forme que nous connaissons aujourd’hui. Les textes réglementant la fabrication se succèdent alors jusqu’au début du XIXe siècle, afin d’éviter toute tentative de fraude. En voici un extrait, relevé dans une Ordonnance sur règlement pour composition, vente et distribution de bière, éditée à Saint-Omer en 1736 (Archives départementales du Pas-de-Calais, BHA 1191) :
Faisons deffenses aux brasseurs de faire entrer dans la composition de leurs bieres de la chaux, savon et autres ingrediens nuisibles à la santé, à peine de soixante livres d’amende ou autre arbitraire proportionnée à la nature du delit
.
Le règlement des "goudaliers brassans goudale à Arras" (6 septembre 1394) établit des "eswards", nommés par l’échevinage pour contrôler la qualité des bières.
Le Nord-Pas-de-Calais, terre de brasseries
Ce stade artisanal perdure jusqu’au XIXe siècle. À cette époque, les nouvelles techniques issues de la révolution industrielle (vapeur, acier, chemin de fer, électricité, pétrole, motorisation) sont appliquées, de l’élaboration à la commercialisation, menant à une concentration des moyens de production et à l’arrêt de nombreuses brasseries artisanales.
Au début du XXe siècle, on recense toutefois plus de 2 600 brasseries dans la région. Plusieurs facteurs contribuent à entretenir ce savoir-faire sur le territoire. Les matières premières y sont depuis longtemps présentes : la terre et les conditions climatiques sont idéales pour la culture de l’orge et des autres céréales ; la qualité de l’eau est de même excellente, car naturellement riche en éléments minéraux.
Enfin, il ne faut pas oublier que, depuis le Moyen Âge, c’est "la boisson ordinaire des Flamands" et qu’elle bénéficie d’un très bon écoulement local. Sa consommation est appréciée dans toutes les couches sociales, tant pour son goût que pour ses qualités nutritionnelles et caloriques (on l’appelle aussi "pain liquide"). Ces vertus, ajoutées à son coût peu onéreux, en font la boisson quotidienne d’une région très industrialisée où pullulent les estaminets, principal cadre de la sociabilité pour les ouvriers (à Arras en 1923, on en compte pas moins de 268). Un grand nombre d’entre eux sont d’ailleurs loués, achetés ou bâtis par les brasseries elles-mêmes, afin d’assurer la distribution et le débit d’une partie importante de leur production.
Élément fondamental de la sociabilité de notre région, la bière accompagne fêtes privées ou publiques, manifestations et cortèges carnavalesques à la gloire de Cambrinus ou Gambrinus (inventeur mythique du breuvage, dont la légende est relatée en 1868 par Charles Deulin dans ses Contes d’un buveur de bière : Archives départementales du Pas-de-Calais, BHB 6106) et sous le patronat de l’évêque de Bruges saint Arnoult, qui, pour éradiquer une épidémie de peste au XIe siècle, aurait préconisé de boire de la bière plutôt que de l’eau (en effet, l’eau bouillie tue les microbes et les bactéries) ; en reconnaissance, les habitants l’auraient proclamé saint patron de la bière.
Mais les deux guerres mondiales ont porté un préjudice considérable à cette industrie, surtout dans le Pas-de-Calais où l’on constate un grand nombre de destructions (les dossiers de brasseries détruites pendant la Grande Guerre sont conservés aux archives du Pas-de-Calais en sous-série 10 R). Ces catastrophes précipitent l’accélération d’un mouvement de concentration déjà entamé, tandis que la taille des brasseries évolue en sens inverse.
Aujourd’hui, la région possède encore quelques brasseries artisanales de tradition familiale, mais aussi des établissements d’envergure nationale et internationale, soit plus d’une vingtaine d’entreprises qui diffusent près d’une centaine de bières différentes et pérennisent la région comme terre de brasseries (2/3 des brasseries françaises sont toujours localisées dans le Nord-Pas-de-Calais).
Recette à la bière
Carbonat’ flamint’
Ch’t’eun’ arcett’ equ’ te peux faire aveuc du viau, mais, personnell’mint, ech’ fais cha aveuc du boeu’, cha a gramint plus d’ sintimint, et pis faut dir’ qu’ ach’t’heur’, aveuc ech viau él’vé al’ mécanique et aux médicamints, in n’ sait trop pus si qu’cha va point donner un goût d’ ferrall’ ou bin d’ingrais…
Bon, in n’va point chi s’éterniser su’ l’ désagrémint du modernism’… N’ in parlons pus et acoute me :
Dins eun’ poëlle, te fais roustir du burre, un kilo d’ boeu copé in tranches, et qu’ t’as rollées dins de l’fareine, aveuc eun’ ziqu’ ed’ sé et un monet d’poif’.
Eun’ fos rousties, te z’artires et t’ les mets d’ côté…
Te fais arvénir (in touillant toudis) 250 grammes d’ognons copés in fines ziquettes et te mets d’dins eun’ paire d’écalettes écrasées.
Bon, ach’t’heur’ equ t’as fait tout ch’là, t’arringes un plat au four bin beurré aveuc : eun’ couch’ ed’ viande, eun’ couch’ d’ognons, jus’qu’à c’ que t’euches tout mis.
Te mets pad’zeur eun’ feull’ ed’ laurier et eun’ branqu’ ed’ thym, t’arcoeuv’ aveuc tros quart ed’ lit’ ed’ bière blonde, te trimpes tin dogt d’dins et te l’chuch’s pour vir si i minque arien, et te laiches cuire au four 35 mn à 7-8 ed’ caleur.
Te sers cha au soër à t’n’ homm’ aveuc eun’ poem’é’terre à l’iau, i s’ra fin contint, et pindant qu’i aura s’bouqu’ pleine, te l’intindras point bertonner !
Traduction
Carbonade flamande
C’est une recette que vous pouvez faire avec du veau, mais personnellement, je la fais avec du bœuf, c’est plus parfumé et il faut ajouter qu’à l’heure actuelle, avec le veau élevé intensivement et aux moyens de médicaments, on ne sait pas si ça ne va pas donner un goût de métal ou d’engrais…
Mais ne nous attardons pas sur les méfaits du progrès… N’en parlons plus et écoutez-moi :
Dans une poêle, faites roussir du beurre, un kilo de bœuf coupé en tranches et roulé dans de la farine, avec une pincée de sel et un peu de poivre.
Une fois dorées, retirez les tranches et mettez-les de côté.
Faites revenir (en mélangeant toujours) 250 grammes d’oignons coupés en fines lamelles et ajoutez-y deux gousses d’ail écrasées.
Après avoir effectué toutes ces opérations, enfournez un plat beurré, en superposant les couches de viande et d’oignons.
Posez dessus une feuille de laurier et une branche de thym, versez 75 cl de bière blonde, trempez votre doigt dans ce mélange et goûtez afin de vous assurer qu’il ne manque rien, et faites cuire au four 35 mn à thermostat 7-8.
Au dîner, servez à votre époux ce plat, accompagné d’une pomme de terre à l’eau, il sera ravi, et tant que sa bouche sera pleine, vous ne l’entendrez pas maugréer !
Extrait de L’minger à l’bière de J. AMBRE, éd. Parlaches, 2001. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHB 6868.
QUILLEVERE Gaelle
Quelle leçon d'histoire ! Apprendre que la bière est plus âgée que Jésus, au moins il a pu bénir ce précieux breuvage si estimé dans le coeur des Ch'tis ! Et la recette rédigée en Ch'ti, quelle bonne idée : un copier-coller s'impose !!! Merci pour nous avoir fait prendre conscience que les choses de notre quotidien auxquelles on ne porte plus réellement d'intérêt, ont un passé qui nous dépasse !
Le 12 juin 2012 à 14h17
GOULOIS Bernard
Grand amateur de moments conviviaux, il me tarde de réaliser cette recette, mais avant tout, toutes mes félicitations pour cet article qui nous rappelle que nous sommes les héritiers d'une tradition ancestrale. Après mon prochain match, en dégustant une bonne bière, je repenserais à cet article et à ton investissement pour nos us et coutumes. MERCI
Le 12 juin 2012 à 13h59
LOURD Jean-Michel
Expert en la matière, j'aime la bière et donc toute référence à ce mets si précieux pour moi !
Le 12 juin 2012 à 13h50
DAVRINCHE Régis
Indéniablement, la bière fait partie de notre patrimoine régional. Une chronique telle que celle-ci, au travers d'une documentation aussi fouillée et mise en valeur avec autant de soin, y contribue remarquablement.
Merci au rédacteur pour ce bon moment de lecture, qui trouve toute sa place sur le site des Archives du Pas-de Calais.
Le 12 juin 2012 à 11h41
DESMENEZ Jean-Claude
Cette vertueuse boisson qui nous viens de nos ancêtres, si joliment relaté dans cet article nous ramène à notre terroir.
J'en déguste toujours aussi volontiers.
Le 11 juin 2012 à 16h34
STICKER Olivier
Super article reprenant l'histoire de cette boisson aux multi-couleurs.
Le 11 juin 2012 à 12h58
STICKER Julie
Merci pour la qualité de cette article!
Grande amatrice de ce délicieux breuvage, vous m'avez fait découvrir de nouvelles informations!
Quel plaisir de vous lire!
Le 11 juin 2012 à 10h20
DAIX jean-luc
Très bel article,de l'émotion,de l'envie.En parcourant celui-ci,nous découvrons l'histoire de cette richesse artisanale dans notre département . Il est vrai une carbonade,(très bon choix pour la recette) une bonne bière,c'est bien la convivialité du Nord-Pas de Calais et de nos familles Ch'ti .
Le 10 juin 2012 à 09h55
DAERDEN jean christophe
bonjour. Je trouve que cet article vaut son pesant d'or. A savoir que la bière est la boisson la plus consommée dans le monde après le thé. C'est aussi la plus ancienne boisson. De plus cet article est très bien expliqué et très détaillé avec une recette qui donne une idée pour ce week end. Félicitation à celle ou celui qui l'a rédigé. il serait très interéssant de le publier dans un journal local. Merci encore pour cette recette
Le 08 juin 2012 à 08h58
LESTIENNES Isabelle
L'histoire de la bière et des brasseries est bien représentée. La recette me rappelle quand mon oncle me lisait des histoires en patois. Je vis en Normandie, mais je n'oublie pas mes origines nordistes. Génial....
Le 07 juin 2012 à 22h51